[CR] D&D 5E — Santa Ptolussa
Publié : ven. nov. 10, 2023 9:02 pm
À la demande de @haplo, notre prodigieux MJ, je publie ici quelques textes qui décrivent notre campagne actuelle, à Ptolus.
Je vous préviens, ce sera un peu décousu au début parce que tout était écrit au départ à seule destination de la table.
Edit : mais heureusement le héroïque MJ, clope au bec et charentaises au pied, nous fait un résumé plus exhaustif du démarrage ici !
Cela commence donc par quelques textes d'ambiance pour présenter les personnages, que nous avions écrit Mass et moi en attendant de débuter (les palabres ont commencé en avril, on a eu le temps !). Je les place sous l'intitulé "prologue". Puis viendra le chapitre 1, qui décrira, dans un luxe très variable de détails, quelques éléments des séances jouées jusqu'ici (quatre ou cinq).
Le concept était le suivant : "fils et filles de maisons nobles qui s'embarquent dans une histoire pas possible juste pour tromper l'ennui".
Ces fils et fille, les voici :
[Texte de Mass]
Une certaine tension régnait dans la salle. Les quelques moines présents semblaient tendus. Ils parlaient à voix basse, sous les vitraux qui représentaient leur dieu sur une croix. « Il est si jeune, nous n'avons jamais fait cela », murmura frère Patrick. Le moine qui présidait se rembrunit. « Je le sais bien, mais c'est un service que l'on nous demande et la famille Dallimoth est une des plus pieuses, et des plus généreuses avec le monastère. » Les autres moines inclinèrent la tête, honteux. « Mais un si jeune enfant, dans ce monastère, nous ne savons pas faire ! Que Lothian nous vienne en aide ! »
« Arrêtez vos jérémiades », gronda le père supérieur. Il n'a que 5 ans, mais nous nous devons de le protéger, c'est pour cela que sa famille nous l’a confié. À nous de lui donner une bonne éducation et d'en faire un fil digne de Lothian. »
[Texte de Mass]
Le papillon décolle, l’enfant est près, en alerte, à genou prêt à bondir.
Il se détend comme un ressort fais quelques pas rapide et se projette sur la créature ailée. Mais son dernier geste est maladroit et il glisse sur une motte de terre et s’écroule sur le sol. Son genou lui fait mal, cela brule. Il le regarde son pantalon est déchiré et du sang coule sur sa jambe. Il est tombé sur un caillou saillant.
« Tu dois être plus agile Erik, tes appuis ; je te l’ai déjà dit plusieurs fois, tes appuis ; l’équilibre est fondamental. » L’homme à la voix caverneuse se tient bien droit ; il porte son âge et sa barbe en pointe est totalement blanche, comme ses longs cheveux.
Sa coule ne lui va pas vraiment, on sent que cet habit l’encombre, bien qu’il l’endosse depuis des années. À son côté, il porte une épée longue. L’enfant regarde l’arme dans son fourreau, c’est la seule du monastère. Cela lui rappelle les deux épées dans le dos de Rechel, la femme qui l’a emmené là. Une dualité de sentiment le frappe de plein fouet, la sécurité, celle de cette femme assise, silencieuse, de l’autre côté du feu de camp, en train d’aiguiser ses deux épées longues, toujours en alerte, toujours prête à bondir, et la peur de l’inconnu, du noir, de la solitude.
Le pire, ce sont les bruits de la forêt. Sa grande chambre lui manque, les bras d’Anna sa nourrice aussi, même la voix grave et dure de son père. Les souvenirs le submergent, il ne peut s’empêcher de pleurer. L’homme s’approche de lui et lui donne un coup de bâton, non pas pour faire mal, mais pour lui signifier d’arrêter.
« Arrête de pleurer, ce n’est rien, juste une égratignure. Tu dois savoir intérioriser la douleur, la mettre en toi, en faire une force et non une faiblesse. Seul les faibles ont mal et tu n’es pas un faible Erik. Tu m’as compris ? »
L’enfant baisse les yeux. « Oui, frère Loth. » L’homme relève la tête de l’enfant avec son bâton.
« Allez, remets-toi debout, Erik. Essaie d’attraper le papillon sans lui faire de mal. Je te rappelle que tu es la main de Lothian et même si tu dois être dur, tu dois aussi être bon et juste avec les êtres vivants. » « Oui, frère Loth. » L’homme retourne a sa place et fait un geste de la tête pour que le jeune garçon reprenne l’entrainement. « Rechel passera ce soir, tu ne veux pas lui montrer que tu pleures pour une égratignure ? »
[Texte de Mass]
Le jeune Erik trépignait d’impatience. Le lendemain, il fêterait enfin son huitième anniversaire. Cela faisait déjà 4 ans qu’il avait rejoint le monastère. Il avait donc passé autant de temps au domaine de sa vraie famille qu’au monastère avec les moines et sa « mère », Rechel. Les souvenirs de sa vie d’avant commençaient à lui échapper. Il n’avait plus que quelques bribes qui lui revenaient de façon très erratique. Mais il avait toujours ce pendentif en bronze à son cou. Ce petit pendentif rond, avec une gravure en son centre, était la seule chose qui le liait encore à sa vie passée. Il se rappelait l’étreinte de son père ce jour-là. Il pouvait sentir ce contact lorsqu’il serrait fort le médaillon dans sa main et qu’il fermait les yeux. Au début, le pendentif lui arrivait presqu’au milieu de la poitrine. Il avait été si lourd à porter pour un si petit cou. Mais le temps faisant son œuvre, il avait grandi et maintenant le bijou lui paraissait de moins en moins encombrant. Il faisait partie de lui.
Le jeune garçon était perdu dans ses pensées quand Rechel se présenta. Elle était toujours vêtue de la même manière, des vêtements sombres mais pratiques et confortables, ses éternelles chaussures de marche et bien sur ses armes. Une senteur boisée l’accompagnait toujours.
« Erik, dit-elle, es-tu prêt? Arrête de rêvasser, tu veux bien ? Nous n’avons pas de temps à perdre. Seuls les incapables perdent leur temps. Allez enfile tes chausses, nous partons sur le champ. Je t’attends dans la cour.
— Oui, Mère », répondit machinalement Erik.
Mère, ce mot sonnait toujours aussi creux dans la bouche du jeune aspirant clerc. Rechel n’était pas sa mère mais il devait le faire croire. Il n’avait jamais compris pourquoi. Mais il n’aurait pas osé poser la question pour autant. De toute façon, cette femme au regard dur comme l’écorce d’un arbre centenaire ne lui aurait probablement pas répondu.
Il se souvenait très bien la première fois qu’il l’avait vue. Dans les yeux de l’enfant de 4 ans qu’il était alors, Rechel apparaissait comme une créature impitoyable. Une sorte de prédatrice guerrière prête à en découdre. Elle avait l’air sévère, elle était froide et distante. Ses cheveux courts et mal peignés lui donnaient un air agressif. Elle était armée et sa réputation ne laissait aucun doute sur le fait que c'était une mercenaire redoutable. Redoutable, certes mais aussi respectée, Erik l’avait découvert assez rapidement. Lors du trajet qui l’avait mené au monastère, il avait surpris une conversation entre elle et le chef de la garde d’un village. L’homme était venu chercher son expérience et il avait attentivement profité de ses enseignements. Erik apprit plus tard qu’elle avait ainsi permis d’épargner de nombreuses vies de villageois innocents lors de l’attaque de géants qui infestaient la région. Elle avait la sympathie et le respect des habitants de la vallée. Mais pour Erik, elle n’était que celle qui l’avait arraché à son foyer et conduit dans cet environnement austère. La vie au prieuré était d’un ennui profond. Elle se partageait entre les corvées quotidiennes et les apprentissages. Erik, lui, n’aspirait qu’à jouer dehors, il voulait découvrir le monde. Une silhouette bedonnante et courbée se dessina dans l’encadrure de la porte. Frère Patrick se tenait debout, bras croisés.
— Erik, dépêches-toi, tu sais bien que la patience n’est pas le maître mot de Rechel. Il serait dommage de te faire disputer la veille de ton anniversaire, non ? dit-il sur le ton de la conversation.
— Frère Patrick, je me dépêche, je t’assure. Dis, tu crois qu’elle va m’offrir ce que j’ai demandé ? demanda l’enfant plein d’espoir.
— Je ne sais pas gamin, dit le moine en souriant à moitié, mais je sais ce que tu vas obtenir si tu continues à trainer comme ça.
L’enfant eut un sourire malicieux et se faufila rapidement dans le couloir. Il se retourna brièvement en direction de Frère Patrick et lui fit un petit signe de la main avant de tourner à gauche et de dévaler les marches quatre à quatre. Quelques minutes plus tard, il était devant la porte. Rechel l’attendait les bras croisés, une moue réprobatrice sur le visage. Elle ne lui adressa pas la parole. Elle fit volte-face et marcha d’un pas assuré vers la forêt. Le trajet fut silencieux. Le soleil filtrait à travers les feuillages des grands arbres et venait légèrement réchauffer la peau d’Erik. Il regardait de temps en temps Rechel du coin de l'œil. Il la connaissait assez pour savoir quand garder le silence et quand parler. Il se lança.
« Mère, où allons-nous? demanda timidement Erik.
— Nous allons chercher le bois pour ton arc », répondit-elle simplement.
Le visage de l’enfant s’illumina. Elle n’avait pas oublié sa demande. Elle avait vraiment prévu de lui fabriquer un arc. Erik était ravi. Il avançait d’un pas déterminé. Il voulait trouver le plus bel arbre de la forêt. Soudain, Rechel s’immobilisa et dégaina ses épées. Elle observait un point lointain, se retournait et regardait autour d’elle. À l'affût, elle écoutait attentivement les bruits qui l’entouraient. Erik s’était fait tout petit. Rechel lui avait jeté un regard qui lui intimait de ne plus bouger. La bête surgit de nulle part. Un grand lynx aux dents acérées fondit sur Rechel toutes griffes dehors. La femme n’eut pas le temps d’esquiver et se retrouva prise au piège sous le félin. Sa gueule essayait de se refermer sur la gorge de Rechel. Le cœur d’Erik se glaça d’effroi.
« Maman ! » s’écria-t-il.
Il avait lâché ce mot pour la première fois. Et pour la première fois, il ne sonnait pas creux. Il était rempli de sincérité. Les larmes lui montèrent aux yeux. Une colère sourde lui souleva le cœur. Son corps se mit à brûler, comme envahi d’une fureur destructrice. La violence de ses pensées le submergea, il dégaina son couteau et sauta sur la bête. Il se jeta sur son dos, ajoutant son poids à celui qui écrasait déjà Rechel. Il leva le bras le plus haut possible et abattit sa lame sur le flanc de l’animal. Dans un feulement de douleur qui lui déchira les oreilles, la bête tenta de se retourner pour le mordre. Cette distraction laissa assez de temps à Rechel pour se saisir de la garde de son épée et l’enfoncer dans le poitrail du lynx. Le sang giclait. Erik avait été projeté un peu plus loin. Rechel se dégagea du cadavre et vint se planter devant Erik. L’enfant se releva. Rechel lui décocha une gifle.
« Tu es inconscient, il aurait pu te blesser ! » hurla-t-elle.
Erik la regarda à travers un rideau de larmes. Il ne lui en voulait pas. Elle aussi avait eu peur pour lui. Il se jeta dans ses bras. Pour la première fois, les bras de Rechel l’entourèrent d’un amour maternel. Erik continua de pleurer, mais pas pour les mêmes raisons.
[À partir de là, c'est moi.]
Au milieu des jongleurs, des cracheurs de feu et des dresseurs d'ours, devant un quadrille endiablé de robes extravagantes tenu sous les ors du palais Abanar, Mallory de Mavinki bâillait aux corneilles. Neuvième héritière en ligne indirecte de la maison Sadar, nièce de Lord Renn Sadar le patriarche, c'était l'invitée de marque de cette soirée conçue tout entière autour de sa personne, ce qu'elle trouvait ridicule autant que parfaitement barbant. Mère avait insisté, bien sûr, c'était son habitude, et père avait cédé, son talent de prédilection. Il aimait sa fille plus que tout, son petit lapin du Palastan, son bijou des sept cieux, mais il craignait sa femme davantage encore et ne savait pas lui tenir tête. Mère avait pensé à tout : notre fille, avait-elle dit, n'est pas assez douée pour entrer dans la pyramide, mais tout n'est pas perdu. Nous pouvons la marier bien, la marier in-tel-li-gem-ment. Si l'effrontée pouvait servir à remplir les coffres des Sadar pour une fois, plutôt qu'à les vider, elle ne se serait pas déchirer en vain les entrailles pour la faire venir au monde. Renn serait satisfait.
Mais il fallait être prudent, avait-elle ajouté à destination de l'effrontée en question. Il fallait agir en tacticien. Mal n'avait que 16 ans, il était encore temps de viser plus haut que l'un de ses boutiquiers vulgaires et vantards, obnubilés par l'or qu'ils avaient pourtant à foison déjà, et par le prestige qui leur manquait tant. Un neveu des Kath, peut-être, ou, mieux encore, un Dallimothin... Voilà qui serait inespéré. Et justement, quelques rumeurs récentes... Bref, en attendant, il s'agissait de ne pas brûler le moindre vaisseau, la plus petite frégate, la moindre barque minuscule. Si les Abanar courtisaient sa fille, grand bien leur fasse ! Ils seraient leurs obligés pendant les quelques années qui sépareraient Mallory de ses véritables fiançailles.
« La place est libre ? » Mallory distinguait mal la silhouette qui lui adressait la parole, flanquée à contrejour entre elle et le brasier où le bœuf rôtissait en son honneur. Un jeune homme, son âge ou peu s'en fallait. Sa première impulsion fut d'être désagréable, puis elle croisa le regarde de sa mère. « Je vous en prie. — Vous voir périr d'ennui est infiniment douloureux, mademoiselle, dit-il en s'asseyant. Les danses ne sont pas à votre goût ? Les bardes décevants ? Je suis pourtant certain qu'il ne suffirait pas de grand-chose pour vous distraire. Tout cela est si ridicule, le rire ne peut pas être bien loin !
Elle esquissa un sourire. Un peu d'esprit, c'était déjà ça. La suite de la soirée serait peut-être moins mortelle à ses côtés. — Tenez, reprit-il en désignant une danseuse grassouillette, par exemple cette dame, engoncée dans son taffetas couleur de cochon de lait, qui a poussé l'harmonie de sa toilette jusqu'à se coller un groin à la place du nez ? C'est ma tante Hortense. Une vraie mégère, idiote et cruelle. Et menteuse, avec ça. Regardez donc. Au moment où Mal repéra la mégère, le jeune homme prononça quelques mots qu'elle reconnut vite, de par sa formation : les mains du mage, un sort très simple mais difficile à maîtriser correctement. Un maigre instant plus tard, la robe de tante Hortense se trouvait prise sous ses talons alors qu'elle s'apprêtait à faire un pas de côté vers son partenaire. La culbute était inévitable, elle fut hilarante. Mal éclata de rire.
« Je ne savais pas que les Abanar comptait des mages parmi eux...
— Ils ne comptent que les sous. Et ils le font bien ! Mais maintenant que vous évoquez le sujet... »
C'est là que le jeune Abanar lui proposa ce marché : elle lui apporterait quelques livres de la bibliothèque privée des Sadar, de vieux codex qui n'intéressaient personne, et lui, en échange, pourrait lui obtenir ce qu'il avait appelé des "facilités de paiement". Mal hésita pour la forme.
« Monsieur, je ne connais même pas votre nom.
— Est-ce bien important ? Vous savez où me trouver, c'est bien tout ce qui compte. Et j'ai l'intuition que nous serons amenés à nous revoir. Nous aurons tout le temps de faire plus ample connaissance.
L'affaire était conclue. Elle leur serait très profitable. Ils se quittèrent, pour se revoir souvent.
Sans cesser d'actionner le soufflet de sa forge, le Gardegraal sceptique observait ce diable de chat mécanique ajuster avec précaution le brassard de bronze autour du poignet de sa maîtresse.
« Comme tu le vois, le dispositif de propulsion est presque invisible.
— Le quoi ? »
En guise de réponse, Mal tendit le bras vers le gorgerin que le nain venait de modeler et de refroidir. Un cliquet se fit entendre et, presque au même moment, la pièce d'armure tinta. Un projectile l'avait percée comme du beurre tendre. Le chat voleta vers la poutre où il avait fini sa course pour le récupérer.
« Par le dieu d'Airain, je venais de finir cette pièce ! Deux heures de travail !
— Tu l'avais refroidi trop vite, Andreï. Le métal était fragile. Si tu l’avais vendue dans cet état à nos amis, ils t’en auraient voulu, crois-moi. Les décevoir est plutôt dangereux, n’est-ce pas ?
Mal grattait de son ongle la poitrine métallique du chat qui, de retour sur son épaule, replaçait le carreau dans le brassard.
— "Amis", c’est vite dit. Bon. Combien de munitions dans chaque ?
— Dans celui-ci, autant que je le souhaite. Mais je ne suis pas disposée à le leur fournir. Je propose une version à trois carreaux. Efficacité et discrétion garanties.
Le nain esquissa un demi-sourire et lâcha son soufflet pour aller décrocher le gorgerin troué, qu'il observa longuement, passant son doigt dans le trou bien net, aux bords tranchants. Une goutte de sang perla sur son index.
— Laisse-moi un exemplaire. Je transmettrai. Combien en demandes-tu ?
— Je préférerais un échange. J'en propose trois contre un feu du dragon.
— Oh ? Avec la poudre ?
— Inutile. La poudre, je m'en charge.
— Très bien. Et je suis toujours preneur, pour le chat, n'oublie pas.
L'automate courba l'échine et feula dans un grincement sinistre. Il fixait le nain des deux gemmes qui lui servaient d'yeux.
— Dali n’aime pas qu’on le traite de chat, expliqua Mal. Et il préfère rester avec moi. »
« Érik de Dallimoth ?!? Ce gamin peureux ? Ah non !
— Je ne te demande pas ton avis, Mallory, je t'informe de ma décision. Et ce n'est pas un gamin, il a ton âge, estime-toi heureuse. Moi, je n'ai pas eu cette chance. »
Markov Mavinki, le père de Mal, derrière sa bedaine rebondie, fit semblant de ne pas entendre la subtile insulte de son épouse. Mal lui dégaina un regard acrimonieux. Comment son père qui l'aimait tant pouvait-il ne pas prendre parti ? Pourquoi se laissait-il ainsi marcher sur les pieds, alors que l'avenir de sa fille adorée était en jeu ? Serait-il plus un lâche qu'il n'était un père ? En des instants pareils, elle se prenait à le détester. Elle était trop jeune, bien sûr, trop immature pour reconnaître que cette lâcheté infâme, elle la partageait. Si elle désirait tant que son père vole à son secours, c'est parce qu'elle-même n'osait jamais lever ni la voix ni les yeux devant sa mère.
« Est-ce bien compris, ma fille ? Les fiançailles seront célébrées dès les derniers détails réglés. En attendant, il faudra que tout le monde pense l'affaire définitivement scellée, sans quoi nous risquerions de nous le voir souffler à la première occasion par une effrontée de la maison Erthuo ou, pire, la dernière petite pimbêche des Nagel ! Cet arrangement m'a déjà coûté assez cher comme ça, ne va pas ajouter à la dépense l'humiliation, je t'en prie. Fais honneur à ta famille. Ça nous changera.
Mal gardait le silence, la tête basse, ses joues bistres curieusement empourprées. Elle bouillait, intérieurement, sans pouvoir manifester sa colère.
— Je n'ai rien entendu, ma fille. C'est bien compris ? Tu lui tiendras compagnie dès son retour en ville ? Tu te montreras charmante et bien disposée ? Tu sauras faire preuve d'une élégante pudeur tout en signalant que pour lui tu serais prête à la perdre ?
Mal ne put émettre que le plus mince des filets de voix.
— Oui, mère.
— Pardon ?
— Oui, mère », reprit-elle plus fort mais sans davantage d'assurance.
Sa mère sortit, satisfaite. Son père, effondré sur une chaise, regardait ses souliers vernis avec un intérêt renouvelé. Dans un geste de rage, Mal traça dans les airs un cercle mystique ponctué d'un symbole Sartar, et voici que la chaise se soustrayait du postérieur paternel pour prendre de la vitesse et finir contre le mur en un millier d'éclats de bois. Après un bref cri de surprise suivi d'un rictus de douleur quand ses fesses heurtèrent le sol sans prévenir, un large sourire béât illumina le visage de Markov.
« Ma fille, enfin ! Tu as lancé un καταπέλτης ! Je savais que tu y arriverais ! Viens dans mes bras ! » Comme à son habitude, il tentait de faire oublier son manque de détermination par une démonstration d'amour paternel. C'est dans ces moments-là qu'elle se prenait à le détester, mais elle n'y parvenait jamais très longtemps. Elle courut se réfugier dans son giron.
[On n'a pas de présentation du personnage de Dogboy et croyez bien qu'on le regrette !]
Je vous préviens, ce sera un peu décousu au début parce que tout était écrit au départ à seule destination de la table.
Edit : mais heureusement le héroïque MJ, clope au bec et charentaises au pied, nous fait un résumé plus exhaustif du démarrage ici !
Cela commence donc par quelques textes d'ambiance pour présenter les personnages, que nous avions écrit Mass et moi en attendant de débuter (les palabres ont commencé en avril, on a eu le temps !). Je les place sous l'intitulé "prologue". Puis viendra le chapitre 1, qui décrira, dans un luxe très variable de détails, quelques éléments des séances jouées jusqu'ici (quatre ou cinq).
Le concept était le suivant : "fils et filles de maisons nobles qui s'embarquent dans une histoire pas possible juste pour tromper l'ennui".
Ces fils et fille, les voici :
Prologue
[Texte de Mass]
Une certaine tension régnait dans la salle. Les quelques moines présents semblaient tendus. Ils parlaient à voix basse, sous les vitraux qui représentaient leur dieu sur une croix. « Il est si jeune, nous n'avons jamais fait cela », murmura frère Patrick. Le moine qui présidait se rembrunit. « Je le sais bien, mais c'est un service que l'on nous demande et la famille Dallimoth est une des plus pieuses, et des plus généreuses avec le monastère. » Les autres moines inclinèrent la tête, honteux. « Mais un si jeune enfant, dans ce monastère, nous ne savons pas faire ! Que Lothian nous vienne en aide ! »
« Arrêtez vos jérémiades », gronda le père supérieur. Il n'a que 5 ans, mais nous nous devons de le protéger, c'est pour cela que sa famille nous l’a confié. À nous de lui donner une bonne éducation et d'en faire un fil digne de Lothian. »
***
[Texte de Mass]
Le papillon décolle, l’enfant est près, en alerte, à genou prêt à bondir.
Il se détend comme un ressort fais quelques pas rapide et se projette sur la créature ailée. Mais son dernier geste est maladroit et il glisse sur une motte de terre et s’écroule sur le sol. Son genou lui fait mal, cela brule. Il le regarde son pantalon est déchiré et du sang coule sur sa jambe. Il est tombé sur un caillou saillant.
« Tu dois être plus agile Erik, tes appuis ; je te l’ai déjà dit plusieurs fois, tes appuis ; l’équilibre est fondamental. » L’homme à la voix caverneuse se tient bien droit ; il porte son âge et sa barbe en pointe est totalement blanche, comme ses longs cheveux.
Sa coule ne lui va pas vraiment, on sent que cet habit l’encombre, bien qu’il l’endosse depuis des années. À son côté, il porte une épée longue. L’enfant regarde l’arme dans son fourreau, c’est la seule du monastère. Cela lui rappelle les deux épées dans le dos de Rechel, la femme qui l’a emmené là. Une dualité de sentiment le frappe de plein fouet, la sécurité, celle de cette femme assise, silencieuse, de l’autre côté du feu de camp, en train d’aiguiser ses deux épées longues, toujours en alerte, toujours prête à bondir, et la peur de l’inconnu, du noir, de la solitude.
Le pire, ce sont les bruits de la forêt. Sa grande chambre lui manque, les bras d’Anna sa nourrice aussi, même la voix grave et dure de son père. Les souvenirs le submergent, il ne peut s’empêcher de pleurer. L’homme s’approche de lui et lui donne un coup de bâton, non pas pour faire mal, mais pour lui signifier d’arrêter.
« Arrête de pleurer, ce n’est rien, juste une égratignure. Tu dois savoir intérioriser la douleur, la mettre en toi, en faire une force et non une faiblesse. Seul les faibles ont mal et tu n’es pas un faible Erik. Tu m’as compris ? »
L’enfant baisse les yeux. « Oui, frère Loth. » L’homme relève la tête de l’enfant avec son bâton.
« Allez, remets-toi debout, Erik. Essaie d’attraper le papillon sans lui faire de mal. Je te rappelle que tu es la main de Lothian et même si tu dois être dur, tu dois aussi être bon et juste avec les êtres vivants. » « Oui, frère Loth. » L’homme retourne a sa place et fait un geste de la tête pour que le jeune garçon reprenne l’entrainement. « Rechel passera ce soir, tu ne veux pas lui montrer que tu pleures pour une égratignure ? »
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[Texte de Mass]
Le jeune Erik trépignait d’impatience. Le lendemain, il fêterait enfin son huitième anniversaire. Cela faisait déjà 4 ans qu’il avait rejoint le monastère. Il avait donc passé autant de temps au domaine de sa vraie famille qu’au monastère avec les moines et sa « mère », Rechel. Les souvenirs de sa vie d’avant commençaient à lui échapper. Il n’avait plus que quelques bribes qui lui revenaient de façon très erratique. Mais il avait toujours ce pendentif en bronze à son cou. Ce petit pendentif rond, avec une gravure en son centre, était la seule chose qui le liait encore à sa vie passée. Il se rappelait l’étreinte de son père ce jour-là. Il pouvait sentir ce contact lorsqu’il serrait fort le médaillon dans sa main et qu’il fermait les yeux. Au début, le pendentif lui arrivait presqu’au milieu de la poitrine. Il avait été si lourd à porter pour un si petit cou. Mais le temps faisant son œuvre, il avait grandi et maintenant le bijou lui paraissait de moins en moins encombrant. Il faisait partie de lui.
Le jeune garçon était perdu dans ses pensées quand Rechel se présenta. Elle était toujours vêtue de la même manière, des vêtements sombres mais pratiques et confortables, ses éternelles chaussures de marche et bien sur ses armes. Une senteur boisée l’accompagnait toujours.
« Erik, dit-elle, es-tu prêt? Arrête de rêvasser, tu veux bien ? Nous n’avons pas de temps à perdre. Seuls les incapables perdent leur temps. Allez enfile tes chausses, nous partons sur le champ. Je t’attends dans la cour.
— Oui, Mère », répondit machinalement Erik.
Mère, ce mot sonnait toujours aussi creux dans la bouche du jeune aspirant clerc. Rechel n’était pas sa mère mais il devait le faire croire. Il n’avait jamais compris pourquoi. Mais il n’aurait pas osé poser la question pour autant. De toute façon, cette femme au regard dur comme l’écorce d’un arbre centenaire ne lui aurait probablement pas répondu.
Il se souvenait très bien la première fois qu’il l’avait vue. Dans les yeux de l’enfant de 4 ans qu’il était alors, Rechel apparaissait comme une créature impitoyable. Une sorte de prédatrice guerrière prête à en découdre. Elle avait l’air sévère, elle était froide et distante. Ses cheveux courts et mal peignés lui donnaient un air agressif. Elle était armée et sa réputation ne laissait aucun doute sur le fait que c'était une mercenaire redoutable. Redoutable, certes mais aussi respectée, Erik l’avait découvert assez rapidement. Lors du trajet qui l’avait mené au monastère, il avait surpris une conversation entre elle et le chef de la garde d’un village. L’homme était venu chercher son expérience et il avait attentivement profité de ses enseignements. Erik apprit plus tard qu’elle avait ainsi permis d’épargner de nombreuses vies de villageois innocents lors de l’attaque de géants qui infestaient la région. Elle avait la sympathie et le respect des habitants de la vallée. Mais pour Erik, elle n’était que celle qui l’avait arraché à son foyer et conduit dans cet environnement austère. La vie au prieuré était d’un ennui profond. Elle se partageait entre les corvées quotidiennes et les apprentissages. Erik, lui, n’aspirait qu’à jouer dehors, il voulait découvrir le monde. Une silhouette bedonnante et courbée se dessina dans l’encadrure de la porte. Frère Patrick se tenait debout, bras croisés.
— Erik, dépêches-toi, tu sais bien que la patience n’est pas le maître mot de Rechel. Il serait dommage de te faire disputer la veille de ton anniversaire, non ? dit-il sur le ton de la conversation.
— Frère Patrick, je me dépêche, je t’assure. Dis, tu crois qu’elle va m’offrir ce que j’ai demandé ? demanda l’enfant plein d’espoir.
— Je ne sais pas gamin, dit le moine en souriant à moitié, mais je sais ce que tu vas obtenir si tu continues à trainer comme ça.
L’enfant eut un sourire malicieux et se faufila rapidement dans le couloir. Il se retourna brièvement en direction de Frère Patrick et lui fit un petit signe de la main avant de tourner à gauche et de dévaler les marches quatre à quatre. Quelques minutes plus tard, il était devant la porte. Rechel l’attendait les bras croisés, une moue réprobatrice sur le visage. Elle ne lui adressa pas la parole. Elle fit volte-face et marcha d’un pas assuré vers la forêt. Le trajet fut silencieux. Le soleil filtrait à travers les feuillages des grands arbres et venait légèrement réchauffer la peau d’Erik. Il regardait de temps en temps Rechel du coin de l'œil. Il la connaissait assez pour savoir quand garder le silence et quand parler. Il se lança.
« Mère, où allons-nous? demanda timidement Erik.
— Nous allons chercher le bois pour ton arc », répondit-elle simplement.
Le visage de l’enfant s’illumina. Elle n’avait pas oublié sa demande. Elle avait vraiment prévu de lui fabriquer un arc. Erik était ravi. Il avançait d’un pas déterminé. Il voulait trouver le plus bel arbre de la forêt. Soudain, Rechel s’immobilisa et dégaina ses épées. Elle observait un point lointain, se retournait et regardait autour d’elle. À l'affût, elle écoutait attentivement les bruits qui l’entouraient. Erik s’était fait tout petit. Rechel lui avait jeté un regard qui lui intimait de ne plus bouger. La bête surgit de nulle part. Un grand lynx aux dents acérées fondit sur Rechel toutes griffes dehors. La femme n’eut pas le temps d’esquiver et se retrouva prise au piège sous le félin. Sa gueule essayait de se refermer sur la gorge de Rechel. Le cœur d’Erik se glaça d’effroi.
« Maman ! » s’écria-t-il.
Il avait lâché ce mot pour la première fois. Et pour la première fois, il ne sonnait pas creux. Il était rempli de sincérité. Les larmes lui montèrent aux yeux. Une colère sourde lui souleva le cœur. Son corps se mit à brûler, comme envahi d’une fureur destructrice. La violence de ses pensées le submergea, il dégaina son couteau et sauta sur la bête. Il se jeta sur son dos, ajoutant son poids à celui qui écrasait déjà Rechel. Il leva le bras le plus haut possible et abattit sa lame sur le flanc de l’animal. Dans un feulement de douleur qui lui déchira les oreilles, la bête tenta de se retourner pour le mordre. Cette distraction laissa assez de temps à Rechel pour se saisir de la garde de son épée et l’enfoncer dans le poitrail du lynx. Le sang giclait. Erik avait été projeté un peu plus loin. Rechel se dégagea du cadavre et vint se planter devant Erik. L’enfant se releva. Rechel lui décocha une gifle.
« Tu es inconscient, il aurait pu te blesser ! » hurla-t-elle.
Erik la regarda à travers un rideau de larmes. Il ne lui en voulait pas. Elle aussi avait eu peur pour lui. Il se jeta dans ses bras. Pour la première fois, les bras de Rechel l’entourèrent d’un amour maternel. Erik continua de pleurer, mais pas pour les mêmes raisons.
***
[À partir de là, c'est moi.]
Au milieu des jongleurs, des cracheurs de feu et des dresseurs d'ours, devant un quadrille endiablé de robes extravagantes tenu sous les ors du palais Abanar, Mallory de Mavinki bâillait aux corneilles. Neuvième héritière en ligne indirecte de la maison Sadar, nièce de Lord Renn Sadar le patriarche, c'était l'invitée de marque de cette soirée conçue tout entière autour de sa personne, ce qu'elle trouvait ridicule autant que parfaitement barbant. Mère avait insisté, bien sûr, c'était son habitude, et père avait cédé, son talent de prédilection. Il aimait sa fille plus que tout, son petit lapin du Palastan, son bijou des sept cieux, mais il craignait sa femme davantage encore et ne savait pas lui tenir tête. Mère avait pensé à tout : notre fille, avait-elle dit, n'est pas assez douée pour entrer dans la pyramide, mais tout n'est pas perdu. Nous pouvons la marier bien, la marier in-tel-li-gem-ment. Si l'effrontée pouvait servir à remplir les coffres des Sadar pour une fois, plutôt qu'à les vider, elle ne se serait pas déchirer en vain les entrailles pour la faire venir au monde. Renn serait satisfait.
Mais il fallait être prudent, avait-elle ajouté à destination de l'effrontée en question. Il fallait agir en tacticien. Mal n'avait que 16 ans, il était encore temps de viser plus haut que l'un de ses boutiquiers vulgaires et vantards, obnubilés par l'or qu'ils avaient pourtant à foison déjà, et par le prestige qui leur manquait tant. Un neveu des Kath, peut-être, ou, mieux encore, un Dallimothin... Voilà qui serait inespéré. Et justement, quelques rumeurs récentes... Bref, en attendant, il s'agissait de ne pas brûler le moindre vaisseau, la plus petite frégate, la moindre barque minuscule. Si les Abanar courtisaient sa fille, grand bien leur fasse ! Ils seraient leurs obligés pendant les quelques années qui sépareraient Mallory de ses véritables fiançailles.
« La place est libre ? » Mallory distinguait mal la silhouette qui lui adressait la parole, flanquée à contrejour entre elle et le brasier où le bœuf rôtissait en son honneur. Un jeune homme, son âge ou peu s'en fallait. Sa première impulsion fut d'être désagréable, puis elle croisa le regarde de sa mère. « Je vous en prie. — Vous voir périr d'ennui est infiniment douloureux, mademoiselle, dit-il en s'asseyant. Les danses ne sont pas à votre goût ? Les bardes décevants ? Je suis pourtant certain qu'il ne suffirait pas de grand-chose pour vous distraire. Tout cela est si ridicule, le rire ne peut pas être bien loin !
Elle esquissa un sourire. Un peu d'esprit, c'était déjà ça. La suite de la soirée serait peut-être moins mortelle à ses côtés. — Tenez, reprit-il en désignant une danseuse grassouillette, par exemple cette dame, engoncée dans son taffetas couleur de cochon de lait, qui a poussé l'harmonie de sa toilette jusqu'à se coller un groin à la place du nez ? C'est ma tante Hortense. Une vraie mégère, idiote et cruelle. Et menteuse, avec ça. Regardez donc. Au moment où Mal repéra la mégère, le jeune homme prononça quelques mots qu'elle reconnut vite, de par sa formation : les mains du mage, un sort très simple mais difficile à maîtriser correctement. Un maigre instant plus tard, la robe de tante Hortense se trouvait prise sous ses talons alors qu'elle s'apprêtait à faire un pas de côté vers son partenaire. La culbute était inévitable, elle fut hilarante. Mal éclata de rire.
« Je ne savais pas que les Abanar comptait des mages parmi eux...
— Ils ne comptent que les sous. Et ils le font bien ! Mais maintenant que vous évoquez le sujet... »
C'est là que le jeune Abanar lui proposa ce marché : elle lui apporterait quelques livres de la bibliothèque privée des Sadar, de vieux codex qui n'intéressaient personne, et lui, en échange, pourrait lui obtenir ce qu'il avait appelé des "facilités de paiement". Mal hésita pour la forme.
« Monsieur, je ne connais même pas votre nom.
— Est-ce bien important ? Vous savez où me trouver, c'est bien tout ce qui compte. Et j'ai l'intuition que nous serons amenés à nous revoir. Nous aurons tout le temps de faire plus ample connaissance.
L'affaire était conclue. Elle leur serait très profitable. Ils se quittèrent, pour se revoir souvent.
***
Sans cesser d'actionner le soufflet de sa forge, le Gardegraal sceptique observait ce diable de chat mécanique ajuster avec précaution le brassard de bronze autour du poignet de sa maîtresse.
« Comme tu le vois, le dispositif de propulsion est presque invisible.
— Le quoi ? »
En guise de réponse, Mal tendit le bras vers le gorgerin que le nain venait de modeler et de refroidir. Un cliquet se fit entendre et, presque au même moment, la pièce d'armure tinta. Un projectile l'avait percée comme du beurre tendre. Le chat voleta vers la poutre où il avait fini sa course pour le récupérer.
« Par le dieu d'Airain, je venais de finir cette pièce ! Deux heures de travail !
— Tu l'avais refroidi trop vite, Andreï. Le métal était fragile. Si tu l’avais vendue dans cet état à nos amis, ils t’en auraient voulu, crois-moi. Les décevoir est plutôt dangereux, n’est-ce pas ?
Mal grattait de son ongle la poitrine métallique du chat qui, de retour sur son épaule, replaçait le carreau dans le brassard.
— "Amis", c’est vite dit. Bon. Combien de munitions dans chaque ?
— Dans celui-ci, autant que je le souhaite. Mais je ne suis pas disposée à le leur fournir. Je propose une version à trois carreaux. Efficacité et discrétion garanties.
Le nain esquissa un demi-sourire et lâcha son soufflet pour aller décrocher le gorgerin troué, qu'il observa longuement, passant son doigt dans le trou bien net, aux bords tranchants. Une goutte de sang perla sur son index.
— Laisse-moi un exemplaire. Je transmettrai. Combien en demandes-tu ?
— Je préférerais un échange. J'en propose trois contre un feu du dragon.
— Oh ? Avec la poudre ?
— Inutile. La poudre, je m'en charge.
— Très bien. Et je suis toujours preneur, pour le chat, n'oublie pas.
L'automate courba l'échine et feula dans un grincement sinistre. Il fixait le nain des deux gemmes qui lui servaient d'yeux.
— Dali n’aime pas qu’on le traite de chat, expliqua Mal. Et il préfère rester avec moi. »
***
« Érik de Dallimoth ?!? Ce gamin peureux ? Ah non !
— Je ne te demande pas ton avis, Mallory, je t'informe de ma décision. Et ce n'est pas un gamin, il a ton âge, estime-toi heureuse. Moi, je n'ai pas eu cette chance. »
Markov Mavinki, le père de Mal, derrière sa bedaine rebondie, fit semblant de ne pas entendre la subtile insulte de son épouse. Mal lui dégaina un regard acrimonieux. Comment son père qui l'aimait tant pouvait-il ne pas prendre parti ? Pourquoi se laissait-il ainsi marcher sur les pieds, alors que l'avenir de sa fille adorée était en jeu ? Serait-il plus un lâche qu'il n'était un père ? En des instants pareils, elle se prenait à le détester. Elle était trop jeune, bien sûr, trop immature pour reconnaître que cette lâcheté infâme, elle la partageait. Si elle désirait tant que son père vole à son secours, c'est parce qu'elle-même n'osait jamais lever ni la voix ni les yeux devant sa mère.
« Est-ce bien compris, ma fille ? Les fiançailles seront célébrées dès les derniers détails réglés. En attendant, il faudra que tout le monde pense l'affaire définitivement scellée, sans quoi nous risquerions de nous le voir souffler à la première occasion par une effrontée de la maison Erthuo ou, pire, la dernière petite pimbêche des Nagel ! Cet arrangement m'a déjà coûté assez cher comme ça, ne va pas ajouter à la dépense l'humiliation, je t'en prie. Fais honneur à ta famille. Ça nous changera.
Mal gardait le silence, la tête basse, ses joues bistres curieusement empourprées. Elle bouillait, intérieurement, sans pouvoir manifester sa colère.
— Je n'ai rien entendu, ma fille. C'est bien compris ? Tu lui tiendras compagnie dès son retour en ville ? Tu te montreras charmante et bien disposée ? Tu sauras faire preuve d'une élégante pudeur tout en signalant que pour lui tu serais prête à la perdre ?
Mal ne put émettre que le plus mince des filets de voix.
— Oui, mère.
— Pardon ?
— Oui, mère », reprit-elle plus fort mais sans davantage d'assurance.
Sa mère sortit, satisfaite. Son père, effondré sur une chaise, regardait ses souliers vernis avec un intérêt renouvelé. Dans un geste de rage, Mal traça dans les airs un cercle mystique ponctué d'un symbole Sartar, et voici que la chaise se soustrayait du postérieur paternel pour prendre de la vitesse et finir contre le mur en un millier d'éclats de bois. Après un bref cri de surprise suivi d'un rictus de douleur quand ses fesses heurtèrent le sol sans prévenir, un large sourire béât illumina le visage de Markov.
« Ma fille, enfin ! Tu as lancé un καταπέλτης ! Je savais que tu y arriverais ! Viens dans mes bras ! » Comme à son habitude, il tentait de faire oublier son manque de détermination par une démonstration d'amour paternel. C'est dans ces moments-là qu'elle se prenait à le détester, mais elle n'y parvenait jamais très longtemps. Elle courut se réfugier dans son giron.
[On n'a pas de présentation du personnage de Dogboy et croyez bien qu'on le regrette !]