La Béance Ultime
Oyez ! Oyez ! Laissez moi vous conter l’étonnante destinée d’un héros paré des milles vertus de l’Ordre des Chevaucheurs Cosmiques, un chevalier glorieux, le pourfendeur du Mal, le vénérable Bardibule de Scrafougnac, fils d’une salamandre et d’un demi-elfe, à la peau écailleuse, à la langue fourchue, à la monture crachant le feu, mi-chameau mi-licorne, et dont l’épée fut forgée par les nains, au coeur des montagnes sombres, dans la lave sacrée, là où le chaos remue dans l’obscurité, au seuil des intermondes.
Excusez ma fougue. D’évoquer les prouesses de mon idole...J’en perds toute mesure. Qu’il me soit permis de commencer par le début. Car si tout a une fin, tout a aussi un début. Et entre les deux, le milieu. C’est ainsi, c’est la loi des récits bien construits.
Au début donc, nous avons l’Empereur Boniface III, avec sa panse formidable de glouton, son épouse acariâtre et son goût pour les crucifixions publiques. A sa décharge, notons que le bon peuple raffole des tortures en plein air, surtout lorsqu’on sacrifie un elfe bleu, pris la main dans le sac, en train de chaparder. Quoi de plus délectable pour un humain d’assister à l’éviscération d’un elfe : ils sont si beaux, si sages et vivent si longtemps. Il y a de quoi se réjouir à les voir crever. La souffrance est un petit plus.
Or donc, ce matin-là était placé sous le triple signe émeraude-cochon-goguenard, selon le calendrier astroscopique de Phlagmir l’Ancien, et l’Empereur manifestait sa méchante humeur :
“-Saupoudrez les plaies de cet elfe avec du gros sel, et suspendez le au crochet. Au petit matin, la foule sera dense. Je ne veux pas les décevoir.
-Il sera fait selon votre bon désir, Votre Majesté.”
D’un geste de sa main embagouzée, l’Empereur congédie le bourreau tandis qu’il fait signe à son Candélabre d’avancer. Le Candélabre, un petit homme hésitant, a la charge d’éclairer les décisions de l’Empereur, et le tenir informé. S’il est hésitant, ça n’est pas tant d’être un homme timoré. C’est surtout d’occuper un poste volatile. L’Empereur déteste les mauvaises nouvelles et fait décapiter en moyenne un Candélabre par mois.
Celui-ci s’appelle Glafoirius, mais impossible pour l’Empereur de retenir un nom. Il l’appelle avec celui de son prédécesseur, dont la tête pourrit au bout d’une pique, dans la cour intérieure de la résidence impériale.
“-Avance, Chalbidouris le Candélabre, et dis moi donc les nouvelles. Des décisions seront prises, et des décrets seront signés.
-Sa Majesté...En toutes choses, il faut considérer les circonstances car l’homme, humble vermisseau rampant, cherche dans les ténèbres des vérités fragiles et sans la lumière de votre Grandeur, nous serions aussi aveugle qu’une taupe au soleil ou qu’un elfe sylvestre dans les mines des nains. Chacun comprend ce qu’il peut, et parfois l’imprévisible se produit sans qu’on puisse affirmer la culpabilité de l’un, ou de l’autre, ou de celui en charge d’annoncer le pire…
-Dis donc, Chalbi...bref...dis moi, Candélabre, pourrais tu cesser de tortiller et en venir au fait. Sinon, il n’y a pas que cette entrevue que j’écourterai. Parle, et formule une phrase en moins de dix mots.
-Votre fille Poulbardine a rejoint la secte des véganes.
- Quoi ? Ma fille ! Chez les herbivores ! Que me racontes-tu là ?
-C’est pourtant vrai. Et non seulement elle adhère à leurs principes, mais en outre elle a quitté la Cité pour se joindre à leur culte, dans le bois des Soupirs, au delà du Marais des Pestilences.
-Impossible ! Tu mens ! Ma fille, mangeuse de concombres ! Quelle honte ! Qui d’autre est au courant ?
-Personne, j’ai tenu à vous informer en premier…
-Qu’on aille me chercher au plus vite le vénérable Bardibule !
-Vous l’avez fait mettre au cachot, après qu’il vous a battu au combat à l’épée de bois...lors d’un entraînement.
-Ah, oui, je me souviens. Certes. Qu’importe. Passez lui mon Pardon Impériale, annulez son crime de Lèse-Majesté et faites le venir ici. J’ai une mission à lui confier.
***
Bardibule aimait la hiérarchie. Rester debout des heures sous la neige, la faim, la fatigue, les insultes, les ordres aboyés...il gardait le meilleur souvenir de sa formation. Et puis, il était monté en grade. Et à son tour, on lui affecta un écuyer, un disciple, un souffre-douleur. Et quel délice ce fut de l’humilier !
Aussi lorsqu’on le sortit du cachot, il fut reconnaissant à l’Empereur. Après tout, ce dernier était Commandeur Suprême des Ames Perdues, Lumière Ineffable des Destinées. Et dans la hiérarchie, c’était le haut du panier.
Bardibule, un genou à terre, avait juré d’accomplir sa mission : retrouver la princesse Poulbardine, et l’arracher au main de la secte végane.
On harnacha une monture, il but une soupe de lentille, on lui fixa une armure sur son corps amaigri, et au petit matin, il quitta la Cité des Milles Merveilles. En direction des marécages.
Son cheval creva d’une fièvre, une nuit, avant d’être happé par les tentacules d’une pieuvre de marais, et finir dans les entrailles du monstre. Il abandonna la plupart de son équipement, lui-même malade à en crever, déversant par tous ses orifices des fluides corporelles douteux...et finit par s’extirper de ce lieu nauséabond, sous l’oeil amusé des gnomes écailleux. Ceux-ci avaient accepté de lui indiquer la sortie, en échange d’une bonne partie de son équipement.
Notre héros arrive donc quasiment nu à l’orée du bois des quarante-sept soupirs. On raconte que quarante-sept elfes vertes s’y réunissent pour pratique des rites orgiaques, lorsque Gloub et Glab, les lunes jumelles sont en conjonction rétrograde. Mais je m’écarte.
Bardibule reste allongé un long moment, à creuser la terre pour se nourrir de racines. Ses tourments de transit s’achèvent. Il va pouvoir continuer sa quête. Par dessus la cîme des arbres, un filet de fumée indique une présence humaine. Sans nul doute, la communauté végane s’y trouve.
D’abord ce sont des champs où une multitude de types vétus de toge blanche se tuent à faire pousser des concombres, sous un soleil cruel. On l’accueille avec des sourires. Qu’il continue tout droit, et il atteindra la Verdouillette, là où se réunit la communauté pour les rites, les chants, les danses et l’osmose végétale. L’osmose végétale ? Oui, absorber des plantes. Se sustenter. Manger.
En effet, dans une clairière, des dizaines de gens indifférenciés, tous en toge, dansent et chantent. Ca sautille de partout, on dirait un colloque de puces. Ne reste plus qu’à identifier la princesse Poulbardine...Un disciple s’approche de lui, lui tend une toge blanche et, d’une voix forte pour couvrir le vacarme des rites :
“-Wouma, Zouma, Rouma, Bouma...Sois le bienvenue. Tu as fait un long chemin, celui du mensonge vers la vérité, de l’ombre à la lumière, de la viande au légume. Sois en paix désormais. Wouma, Zouma, Rouma, Bouma…
-Wouma, wouma...Dis moi, disciple enthousiaste, je cherche quelqu’un, une jeune fille bien en chair, au nez camus, à la lèvre charnue et à la chevelure rousse comme l’écume d’une bière au cucurma...Saurais tu m’aider ?
-Wouma, Zouma ! Nous avons tous le crâne rasé ! Et nous avons abandonné la notion de genre ! Ni femme, ni homme. Et nous sommes au delà des apparences, seule compte l’âme collective et universelle, sans discrimination. Que la personne que tu cherches soit “bien en chair” importe peu. Nous nous aimons tous, et nous sommes toujours d’accord, car nous avons tous raison, toujours. Tu comprendras bientôt. Ouvre ton esprit aux forces telluriques. Alors peut-être tu auras la chance de plonger dans la Béance Ultime !
-Rouma, Bouma...Excuse ma maladresse et mon ignorance. Je sors à peine d’un marécage. Qu’est ce que la Béance Ultime ?
- Wouma, Bouma ! L’accès à la Dilution Finale, l’Illumination Holistique, le Retour à la Source. Une fois par cycle de lunes croisées, nous nous réunissons autour de l’Orifice. Et l’un d’entre nous est appelé. Il devient l’Elu. Et nous quitte pour la Métamorphose Abstraite. La prochaine séance aura lieu...cette nuit. Tu es neuf parmi les adorateurs. Tu ne saurais être choisi. J’en suis désolé.
- Rouma, Bouma...Ah, rassure toi, je comprends. Merci pour ces explications.”
Et Bardibule de s’éloigner, en hochant la tête, pensif. Il n’a rien compris et pour cause : il soupçonne qu’il n’y a rien à comprendre. Et en conçoit une vive inquiétude.
***
Womba, Zomba...Bardibule répète ces mots pour signifier son engagement. Dont la finalité est de sauver le monde par la prière et l’osmose végétale.
Laquelle osmose consiste à mâchouiller au pire des herbes sèches, au mieux des cubes de concombres distribués au compte-goutte. Son souci gastrique redouble et avec ça, il a sacrifié sa chevelure.
C’est donc le crâne lisse, amaigri, une main crispée sur l’abdomen que Bardibule assiste à la cérémonie de la Béance Ultime. En dépit des vertiges et des crampes, il cherche du regard la princesse Poulbardine, la dodue. Enfin, si dodue elle l’est encore. Avec un tel régime alimentaire…
Une foule compacte se presse autour d’un gouffre obscur d’où émane une puanteur hostile. Effluve sacrée, selon les cultistes qui s’en remplissent la narine, l’oeil exalté, en remuant leurs crânes, scintillants sous la lumière des torches. On chante, on exulte, le moment approche. L’un d’entre eux sera élu ! Pour le Retour à la Source !
Des profondeurs de l’abysse monte un remugle hideux, succession d’éructations sonores, de raclements, comme si un ivrogne s’apprêtait à honorer la chaussée de son repas de la veille. Là dessus, une forêt de bras s’élancent vers le ciel, et s’agitent à l’unisson. Et les voix entament un Womba, Zomba, Romba...Une vibration envoûtante, à laquelle participe Bardibule, désireux de passer inaperçu.
Puis une voix rauque s’élève du gouffre :
“-Disciple 237, tu as été choisi par les Forces Inéluctables pour ta Dilution Finale, le grand Retour à la Source, l’Illumination Holistique, la Métamorphose Abstraite ! Approche, délaisse les tourments d’un monde imparfait, et rejoins l’Unité Primordiale !”
Chaque disciple a un numéro tatoué sur le front. Il est interdit de connaître le sien, ni de révéler à autrui son numéro. Cela afin de garder intact le suspens, jusqu’au moment final. Voilà ce qu’on a appris à Bardibule, le seul à ne pas porter de numéro, car “trop neuf”.
Et à l’instant, il comprend la vraie raison de cet interdit. La personne désignée pourrait bien hésiter le moment venu. Or, une jeune fille porte le numéro 237, et la voici entourée de disciples. Ils l’empoignent et l’amènent au bord du gouffre. Et, en effet, ses yeux s’agrandissent de terreur. Assister au sacrifice d’un autre, pourquoi pas. Au sien, c’est autre chose.
On la pousse, elle disparaît dans un hurlement. On sautille et chante encore un peu, puis on se disperse. Chacun retourne mâchouiller de l’herbe, ou arroser les concombres.
Ne reste sur place qu’un Bardibule, torche en main, et une hypothèse prend forme derrière son front noble de Chevaucheur Cosmique. Il tend l’oreille.
Il jette sa torche dans la Béance Ultime. Et se penche. S’il s’attendait à ça ! Un énorme ogre-cyclope, à la musculature noueuse, à la gueule béante garnie de crocs, s’apprête à démembrer la jeune fille pour s’en faire un bon repas. Quoi ! Epouvante ! Le Dieu secret de la secte végane ne serait qu’un vulgaire ogre ! Carnassier de surcroit ! Quelle ironie.
“-Womba, Zumba...Tu parles ! Lâche cette créature, vil ogre, ou il t’en coûtera. Je suis Bardibule le fâcheux, disciple de l’Ordre des Chevaucheurs Cosmiques, titulaire d’une charte de conduite vertueuse de l’Académie de Plouznark, pourfendeur des mensonges impies, et adapte de la désarticulation fulgurante ! Tu n’as aucune chance contre moi.
-Brrr...Je suis terrifié. Que veux tu au juste ? Ce bout de viande bavard ? J’ai cru ouïr que les humains se reproduisent par intromission d’un tentacule flasque dans un orifice gélatineux. Vous êtes répugnant. J’imagine que tu en as après son orifice. Ma vie ne vaut pas d’affronter un tel adversaire que toi. Je consens à te la rendre, mais à une condition…
-Je ne négocie pas avec les monstres de la pire espèce.
-Je suis un ogre-cyclope. Selon les mythes, nous sommes en ligne directe du dieu Ourabos et de Nourflak, le ciel nourricier et la terre vaste. Pas de la pire espèce, donc.”
Bardibule estime la musculature de la bête, ses crocs pointus, et trouve l’argument du pedigree divin plutôt solide. Il poursuit :
“-Ma foi. Avoir pour aïeuls Ourabos et Nourflak, ça n’est pas rien. Tu me vois là impressionné. Entendu, négocions. Quelles sont tes conditions ?
-Récupère la propriétaire de l’orifice que tu convoites. Tant pis, je sauterai un repas. Un régime me sera bénéfique. En échange, répand la nouvelle dans l’Empire...Tu as vécu parmi les végans, ce sont des gens charmants. La parole d’un Chevaucheur Cosmique...ça va me ramener des disciples en quantité.
-Ainsi soit-il. Je ferai ainsi qu’il est dit par moi que je le ferai, car ce qui est dit sera fait selon les principes d’équité, de loyauté, de justice et…
-Entendu. Epargne moi ton lyrisme. Prépare toi, je te l’envoie. Par contre, quitte au plus vite les lieux. Personne ne doit connaître la véritable nature de la Béance Ultime.”
Là-dessus, d’un puissant geste, l’ogre-cyclope balance la jeune fille. Elle fend l’air et s’écrase au pied de Bardibule. Et, miracle ! C’est la princesse Poulbardine !
Vite ! Vite ! Ils prennent la fuite. Traversent de nuit les marécages, aidés par les gnomes à qui la princesse donne ses colifichets en or, en guise de paiement.
Et au petit matin, les voici aux portes du palais. On vient à peine de décapiter le Candélabre, et sa tête encore fraîche trône au milieu de la cour intérieure, où Bardibule et Poulbardine patientent. A peine ont-ils eu le temps de faire connaissance. Ils profitent de cette accalmie :
“-Dites moi, Princesse. Pourquoi avoir rejoint cette secte ? Aimez-vous tant les concombres et mâcher de l’herbe ?
-Oh non, pas tout à fait. Simplement je voulais me distinguer, et irriter mon père l’Empereur. J’ai failli finir dans l’estomac d’un ogre...Merci à vous, chevalier !
-Allons, allons, je n’ai fait que mon devoir. L’important est de respecter notre parole. Raconter combien la secte végane est un lieu sympathique. T’en sens tu capable ?
-Bien sûr. Et puis, j’adhère aux principes. Et je serai contente que plus de gens deviennent herbivores. Qu’un ogre mange un disciple de temps à autre...C’est un bon compromis.”
L’Empereur offrit sa fille en mariage au chevalier. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Et la secte végane connut une prospérité fulgurante, au profit de l’ogre-cyclope, peinard au fond de sa Béance Ultime, dans l’attente d’un bon repas crédule - et végan.