Chouette sujet. En 2019-2020, j'ai mené une petite étude dans le cadre de ma thèse, dont le cas d'utilisation portait sur les similitudes entre les PJ de différentes joueuses, de sorte à réfléchir sur nos manies, notre capacité à interpréter des personnage différents les uns des autres, ainsi de suite. Rien de parfaitement concluant n'est ressorti de ça (ce n'était pas le but de ma thèse), mais on a pu constater que certaines joueuses avaient bel et bien des marottes dont elles n'étaient pas conscientes et que certains clichés de PJ sont terriblement vivaces malgré quelques tentatives de les nuancer. Si ça t'intéresse, tu peux trouver un article de blog qui explique la démarche
ici, et un screenshot du graphe de nos PJ en spoiler ci-dessous.
En ce qui concerne le questionnaire...
1. Par rapport à votre personnage incarné, comment ce lien débute entre toi et le personnage que tu t'es crée / ou que le MJ t'a attribué? À la création? Durant le jeu ? Quand iel est mort ? etc...
Dans mon cas, le lien et la création de personnage dépendent des réponses aux questions suivantes :
- (égocentré) ai-je envie d'incarner un personnage qui se distingue au sein de mon roster, ou est-ce que je préfère rester en territoire connu ? Genre, je joue rarement des mécanos / ingénieurs et des personnages peu portés sur le social. Ai-je envie de changer ça, ou est-ce que je préfère un perso "tranquille" qui me permettra d'agir plus facilement sur l'histoire ?
- (centré sur le groupe) Y a-t-il des manques dans le groupe ? Certains types de personnages peuvent-ils poser problème à d'autres joueurs ? À moins de jouer un groupe "thématique", mieux vaut avoir un équilibre, surtout dans les jeux à personnages "spécialisés" comme Coriolis.
- (centré sur l'univers de jeu) Quelles propositions uniques le jeu auquel on s'apprête à jouer me donnent envie d'explorer ?
2. Mais alors, pourquoi cet intérêt à votre personnage incarné apparait ? Y a t-il des raisons particulières à cela ?
Au contraire d'une croyance populaire et tenace, la plupart des personnages démarrent au mieux comme un cliché, au pire comme une feuille blanche. À trop en faire, on crée un "paysage mental" trop complexe de son personnage, qu'il est difficile de restituer autour d'une table. Ce n'est qu'à force d'être confronté à des défis qui stimulent l'imagination, que le personnage se développe et devient intéressant tant pour moi que pour mes camarades.
3. Dans la vie quotidienne, avoir cet intérêt à ce personnage incarné vous pousse à faire des petites (ou grandes) choses différentes qu'un non-rôliste ne ferait pas ? Jusqu'où va cet lien ? (cosplay? Illustration? bouquin? autre chose?)
De manière systématique, je cherche des illustrations afin d'ancrer le personnage dans l'esprit de tout le monde. À minima une illustration toute faite, à maxima une peinture de ma création, et entre les deux, des retouches d'images existantes, des portraits
ArtBreeder ou des gribouillis rapides. Sinon, il m'arrive parfois de lire des bouquins de contexte pour étoffer le background d'un personnage, soit à la demande d'un MJ, soit parce que j'apprécie l'univers.
4. Concrètement, avoir des incarnations de personnages de jeu de rôle. Ca vous apporte quoi ? Ca vous donne quoi ?
Fondamentalement, un personnage est surtout un véhicule qui permet d'interagir avec le scénario. Il m'arrive parfois de préférer m'arrêter là plutôt que de surdévelopper un personnage qui devient trop lourd pour la table ou le MJ. Il arrive également que par le simple fait de jouer longtemps un personnage "véhicule", on se prenne d'affections pour lui (et pour ses nombreux points d'expérience). Lorsqu'un personnage va plus loin, c'est parfois juste pour le plaisir de "construire" une personnalité comme on peut s'amuser à construire une maison en Lego, ou alors parce qu'il nous permet de stimuler les autres joueuses autour de la table (par personnages caricaturaux qui marquent, ou par personnages qui réagissent d'une manière différente de la mienne à cause d'un état d'esprit différent, etc).
5. En tant que MJ qui a été déjà joueur, est-ce que vous ressentez une grande différence de ressenti dans vos personnages incarnés ?
Être MJ permet de faire plus de roleplay. On doit donner vie à un panel de personnages suffisamment distincts pour faire illusion auprès des joueuses. On envisage plus facilement certains tics de langage, ou certaines attitudes caricaturales qui marquent l'esprit.
6. Est-ce que votre intérêt pour votre personnage peut s'arrêter? Si oui, comment ça se fait ?
La plupart des JdR modernes nous demandent de définir des objectifs à long terme pour nos personnages, qui deviennent des "paliers d'évolution" du personnage. En général, lorsqu'un de mes personnages atteint 1-2 paliers du genre, je considère qu'il a bien évolué et qu'on peut passer à autre chose (il rejoint dès lors un panthéon de personnages cools, mais que je n'ai pas forcément envie de ressortir du tiroir). Ceci dit, il est bien plus fréquent qu'un MJ jette l'éponge avant que je n'arrive "à satiété".
7. Est-ce que ce lien à votre personnage aurait-il pu se faire sans la présence des personnages incarné par les autres joueurs ou même des PNJ du MJ de votre table ? C'est une construction collective alors ?
C'est surtout le scénario et son univers qui forge mes personnages, avant les interactions entre les PJ du groupe. Pour ce qui est des attaches avec mes PJ, c'est donc essentiellement à travers le MJ qu'ils se forgent.
8. Sinon est-ce que le souvenir d'un personnage incarné maintenant plus utilisé vous fait encore ressentir des émotions ?
Oui, comme toutes les expériences passées. Mes vieux personnages me rappellent nos vieilles aventures, l'ambiance autour de la table et, pris sur une frise temporelle, ils illustrent une forme d'évolution personnelle (je ne crée plus le même genre de persos maintenant qu'il y a 20 ans).
9. Y a-t-il des moments dans vos vies quotidiennes (quand tu es dans le métro/rer, quand tu es au boulot/à la fac, en famille/entre potes ou encore quand vous rêvassez /fantasmez sur une vie différente; etc.) quand une émotion bonne ou mauvaise vous fait penser à votre personnage? Quand une situation/interaction désagréable survient tu t'imagines -a postiori- avoir réagi différemment selon le caractère de ton personnage?
La frontière entre les personnages et mes réactions est assez imperméable. Tout au plus, je réalise parfois que mes personnages ne sont pas que des clichés, mais qu'ils représentent des valeurs que j'apprécie dans la vie quotidienne (pugnacité, bonne foi, intégrité, etc).
10. Est-ce que vous incarnez vos personnages de façon théâtrale ? Est-ce que le caractère ce celui-ci vous affecte d'une manière ou d'une autre? Et/ou affecte les autres ?
J'interprète rarement les PJ de manière théâtrale (les PNJ, beaucoup plus). Mieux vaut laisser la place au scénario et à l'histoire, le roleplay se logeant plutôt dans les décisions prises par les PJ, et dans leur justification.
11. Quand votre personnage meurt, qu'est ce que ça vous fait ? Faites-vous quelque chose de particulier ?
On est plutôt "gentils" dans nos parties, donc sur plus d'une centaine de PJ, seuls deux ont trépassé. L'un est décédé suite à ses blessures alors que je comptais quitter le groupe, donc ça ne m'a pas beaucoup affecté. L'autre était condamné à mourir d'un commun accord avec le MJ (je connaissais une partie de la campagne, donc j'ai joué un "agent double" voué à être sacrifié). L'avantage, c'est que la mort du personnage est anticipée et peut donc prendre du sens narrativement. Pour célébrer dignement la fin du personnage et pour révéler le pot aux roses à mes camarades, j'ai écrit une sorte de testament (
ici, mais attention : spoiler campagne de la Cité Mouvement pour Dark Earth).
12. Est-ce que vous sortez de votre zone de confort quand vous inventez des personnages ou est-ce qu'il sont fait à votre image ?
Ah, la fameuse question de la zone de confort... une réponse élaborée peut se trouver dans l'article cité en début de message, mais pour faire court, il me semble que 90% des joueuses cherchent à sortir de leur zone de confort lorsque c'est possible, alors que tout le monde s'accorde pour dire qu'il y a "toujours un peu de soi" dans nos personnages. Et pour cause : pour distinguer nos personnages les uns des autres, on utilise un ensemble de "dimensions" qui nous sont propres ou imposées par le système du jeu. Nos personnages ne sont donc que des variations de ces dimensions, et se heurtent tôt ou tard à des redites.
13. Qu'est-ce qui vous motive à inventer ces personnages et ultimement à tisser des souvenirs avec eux ?
Là encore, c'est un plaisir finalement très proche de celui qu'on ressent en jouant aux Lego, ou à la Barbie, ou à n'importe quels jeux de construction... humaine.
14. Est-ce que vous parlez de vos parties et de vos personnages à votre cercle intime (amis/conjoint/famille) ?
Rarement. C'est un sujet qui ne prend de l'intérêt qu'avec des personnes qui se sont déjà essayés au jeu de rôle (sous une forme ou sous une autre). Les autres le considèrent au mieux avec froide curiosité, au pire comme de l'enfantillage. Par exemple, l'étude premDAT mentionnée ci-dessus constitue une des rares situations où j'ai parlé d'interprétation de personnages hors de la bulle rôliste, et ça m'a demandé de ferrailler avec des académiciens snobs et obtus pour être pris au sérieux : notre étude préliminaire, qui ne faisait que mentionner ce cas d'utilisation, a été refusé cinq fois avant d'être publiée, et 3-4 reviewers ont pointé ce cas d'utilisation comme un point faible, car trop éloigné des sujets "utiles" comme la médecine, les banques ou que sais-je.
15. Est-ce que le jeu de rôle et l'incarnation de votre personnage vous permet de vous évader? Si oui, de quoi ?
Ça me permet de me délasser, et de me plonger dans une activité où les progrès sont accessibles et "concrets", après une journée de labeur où le résultat de mon travail est moins évident (qu'il s'agisse de recherche, où l'on piétine toute la journée dans la semoule, ou de développement informatique, où notre code n'a pas toujours d'impact). Finalement, c'est le même principe que pour les jeux vidéo, à ceci près que le jeu de rôle sur table ne peut que difficilement être aussi chronophage et toxique, puisque la caution "nous sommes en groupe" évacue généralement ces excès. Une garantie d'avoir les bons côtés sans les mauvais.