Notre compagnon a décidé de dévier de sa route lui aussi. Il s’est rapproché de nous. Nous avons échangé des messages lumineux à la nuit tombée, et son capitaine pense lui-aussi que ces nuages sombres ne présagent rien de bon. A dire vrai, je ne crois pas en avoir jamais vu d’aussi menaçants. L’équipage est inquiet. Sans que j’en ai donné l’ordre, mes fidèles compagnons ont commencé à amarrer toutes les pièces mobiles. Tout le monde pense que ça va secouer fort.
Notre tentative de contourner la tempête est un échec. Elle s’étend bien plus qu’on ne l’imaginait. Il va nous falloir affronter un grain de proportions titanesques. Udo organise l’équipage et rappelle à chacun la prudence dont il devra faire preuve face au danger qu’on va affronter. Comme s’ils ne savaient pas…
Je me suis remis de mes contusions. Heureusement, il n’y avait rien de grave, et je peux reprendre mon poste.
La tempête fait toujours rage. Le vent hurle à nos oreilles au point que certains marins pensent entendre les chants de créatures mythologiques maléfiques. Le bateau est malmené comme jamais par des vagues plus hautes que le phare de La Secourance. Je crains pour le mât principal, qui donne des signes de faiblesse. Quant aux voiles, j’en ai fait mon deuil. Nous sommes à la merci des éléments. J’espère juste que nous ne serons pas pris dans les Courants Traitres, car nous ne survivrons pas aux Traitres Récifs de Hautemer.
Les vents faiblissent, mais la mer est toujours démontée. Je dois faire les calculs, mais je ne pense pas, comme le bosco et Geoffroy, mon second, que nous soyons dans les Vents de l’Est Tourbillonnants. Nous étions trop au sud au début de la tempête. Pourtant, nous ne sommes pas pris dans les Courants Traîtres.
Les étoiles invisibles ne me seront d’aucune aide. Je vais devoir utiliser ces nouveaux instruments de navigation, que je ne connais pas bien, encore. Geoffroy m’aidera.
Le temps s’est calmé d’un coup. Le soleil brille de nouveau au-dessus de nos têtes. Le vent qui nous a tenu compagnie pendant les longs jours de tempête ne fait plus que murmurer autour de nous, comme pour nous apaiser.
Aucune trace de notre compagnon de route d’Orienpor. J’espère qu’ils s’en sont sortis et que contrairement à nous, ils ont pu reprendre leur route vers les Terres sous le Vent.
A la tombée de la nuit, nous aurons une veillée à la mémoire de nos deux compagnons disparus, Etienne et Gildas. Que la mer les garde.
Sans voile, il est difficile de naviguer. Sans cap non plus. J’ai fait des relevés, des calculs et Geoffroy a tout vérifié, lui qui connaît mieux que moi les outils modernes. Il n’y aucun doute, nous sommes au-delà des Traitres Récifs et des Vents de l’Est Tourbillonnants. Comment nous les avons passés, c’est un mystère. Je crains que le navire orienportais n’ait pas eu notre chance. Toujours est-il que nous n’avons pas de cartes, pas de références pour naviguer dans ces eaux.
La vigie a aperçu une terre au loin, au nord est. Je n’ai rien vu avec mes instruments. Geoffroy et Udo non plus. Nous n’avons rien dit aux autres, de peur de leur donner de faux espoirs. De toute façon, les courants nous éloignent de ces terres hypothétiques, et sans voile, nous sommes toujours à leur merci. J’aimerais pourtant tellement qu’on puisse toucher terre ! Geoffroy a été prévoyant en faisant remplir les réserves d’eau pendant la tempête, mais nous manquerons bientôt de nourriture malgré le rationnement.
Triste jour que celui-ci. Un mois de mer, une tempête, et maintenant, la mort. Nous avons perdu un nouveau camarade. Joshua était trop faible pour monter sur le grand-mât. Il a tenu a y aller lui-même pour terminer son travail. Quand il a chuté et heurté violemment le pont, un grand silence s’est abattu sur le navire. Même le vent s’est tu. Nous garderons son nom dans nos mémoires et gravé sur le grand-mât, car son sacrifice nous a redonné une voile. Ce n’est pas suffisant pour un bâtiment comme La Fierté, mais c’est un premier pas.
Les réparations avancent bien. Nous devrions récupérer la manœuvrabilité complète de la Fierté dans quelques jours. Cependant, une décision difficile nous attend. Je dois en discuter avec Geoffroy, car c’est une décision trop lourde pour être prise par moi seul. Nous sommes au-delà du point de non retour. Nous n’aurons pas assez de vivres pour espérer retrouver les Terres sous le Vents, sans même parler de Passelac.
La décision est prise : Nous continuons vers l’est. J’ai parlé à l’équipage. Faire demi tour, maintenant que nous avons de nouveau un navire opérationnel est une fausse bonne idée. Il nous faudrait un autre mois de navigation pour rallier le Terres, et affronter les Traîtres Récifs que nous avons passés la première fois par miracle.
La grande majorité des hommes et femmes m’a accordé sa confiance. Notre chance est de trouver la nouvelle terre de l’est dont parlent les légendes. Et si nous ne la trouvons pas, au moins, nous mourrons en l’ayant cherchée sans avoir baissé les bras.
J’ai ordonné l’ouverture de notre cargaison. En effet, dans le manifeste, il est fait mention de ces fameux “fruits préparés” d’Apostasie que nous devions livrer aux Terres sous le Vent. Ce n’est pas un festin, mais ça a réchauffé le cœur de l’équipage, après des jours de privation et de poisson.