Dans les échanges entre les participants, certains ont remonté avoir lu des articles au sujet des hypoxies provoquées par des torches au fond des grottes induisant des hallucinations, comme là aussi il y a beaucoup à en dire, quelques précision ci-après (et encore désolé pour le pavé).
L’année 2021 a en effet vu ressortir sur beaucoup de sites de news cette hypothèse de grottes (mal) ventilées qui relayaient un article publié la même année dans la revue Time and Mind (journal académique avec examen par les pairs qui croise plusieurs disciplines et très orienté folklore, rituel, symbolisme, religion pour tenter d’apporter de nouvelles pistes en archéo et anthropo (entre autres)). Les auteurs sont trois chercheurs israéliens (Yafit Kedar, Gil Kedar et Ran Barkai) dont deux de l’Université de Tel-Aviv. Le troisième étant un «
chercheur indépendant », ce qui n’est pas souvent bon signe, malheureusement. Cet article fait suite à plusieurs publications de l’auteure première qui semblaient bien tracer la voie de cette hypothèse et suggère que l’utilisation de lumières artificielles (torches ou lampes à graisse/huile) provoquerait une chute mesurable du taux d’oxygène dans les parties de grottes étroites et de petits volumes entrainant des hypoxies chez nos préhistoriques et favorisant une altération de la conscience (ce qui introduit un énorme biais car excluant d’office les grandes salles de nos grottes, et il y en a beaucoup, l’art rupestre extérieur, l’art mobilier, toutes les représentations en hauteur, etc. altérant par ailleurs fortement le caractère généraliste de la démonstration de l'article). C’est une hypothèse de travail que les auteurs se proposent d’investiguer plus avant dans de futures recherches. Je passe très vite sur la couverture médiatique biaisée de la part de médias généralistes (où l’on ne lit pas tout l’article et on ne fait ressortir que le(s) point(s) le(s) plus bling-bling. L’article présente quelques biais et raccourcis fâcheux notamment avec le syllogisme du chamanisme qui tombe du ciel dans le déroulé de la démonstration (mais qui n’est pas une surprise vu les références bibliographiques mobilisées jusque-là dans le texte et qui va clairement devenir le sujet principal de l’article) : plusieurs groupes ethniques indigènes utilisent les altérations de la conscience (ASC) dans leur système de croyance -> le chamanisme est un phénomène multiculturel pour beaucoup de groupes indigènes (ce qui se discute fortement déjà) -> donc ASC = chamanisme. Certaines comparaisons qui servent de démonstration sont un peu étranges,
a minima, comme avec les pratiques prophétiques de la Grèce ancienne qui mobilisent privation sensorielle et présence d’un gaz narcotique comme l’éthylène (et non pas le manque d’oxygène). Ce qui est intéressant c’est que les auteurs ne mentionnent jamais le taux de CO2, qui fonctionne avec le taux d’oxygène pour une raison que j’ignore et/ou que je ne perçois pas. C’est dommage car quand le taux d’oxygène baisse dans ces milieux, celui du CO2 augmente et s’accompagne de certains phénomènes compensatoires comme une hyperventilation pulmonaire, l’hypercapnie (une hyperventilation qui peut être provoquée par quelqu’un essayant de retrouver son souffle, et ses effets sont très bien documentés : points lumineux dans le champ de vision, lumières, transpiration intense, tremblement des mains, hypertension, confusion et désorientation mais aucune hallucination, ni de près ni de loin) et augmentation du rythme cardiaque. Il n’est jamais fait mention non plus que les taux des différents gaz présents dans une grotte varient d’un jour à l’autre, d’une saison à l’autre selon les conditions climatiques et d’autres. D’ailleurs très peu de cavités renferment assez de CO2 pour être dangereuses. Soulignons aussi par ailleurs, que de nombreuses sociétés pratiquant les altérations de conscience montrent que la personne vivant des hallucinations est incapable de dessiner et qu’elle est aidée en cela par des assistants qui retranscrivent les visions de l’officiant (mais du coup, si ces fameux passages étroits sont pas assez oxygénés et provoquent des hypoxies, quid de ces assistants ?).
Quels sont les effets de cette baisse d’oxygène et augmentation de CO2 sur le corps humain. S’agit-il d’un gaz hallucinogène ? Plusieurs spéléologues ont pu expérimenter de tels états, ils sont assez bien documentés, voir la liste établie par James et Dyson dans une publication de 1981 (CO2 in caves) : dyspnée (sensation de respiration gênante et désagréable), céphalée, tachycardie, hypotension, sueurs froides, asthénie physique (fatigue), lenteur d’idéation (la formation et l’enchaînement des idées), troubles de la mémoire, nausée, vomissement, goût métallique dans la bouche, somnolence, agitation, angoisse, euphorie et dans les phases les plus graves : torpeur, confusion mentale sévère, collapsus et coma. Les études montrent par ailleurs que la symptomatologie varie d’un individu à l’autre en fonction de très nombreux critères. En revanche il suffit de quelques minutes d’exposition à un tel milieu pour subir les effets de l’hypercapnie. Les études montrent aussi qu’une exposition fréquente engendrera de multiples troubles chroniques graves*. Il existe des dizaines d’études récentes au sujet de ces symptômes et de ces effets mais les études sur le chamanisme (par exemple Jean Clottes en 2001) ne citent que deux ouvrages anciens au sujet du risque de la présence de CO2 en grotte, deux thèses dont l’une consacre seulement 10 pages au sujet et l’autre à peine quatre pages et il ne parle pas d’hallucination mais d’hallucinose (l’observateur arrive à distinguer la réalité). Les nombreux témoignages de spéléologues et aucun ne fait mention d’hallucination, tout au plus des points lumineux, des vaguelettes, rien qui n’entame l’appréciation de la réalité environnante de l’observateur. Les seuls très rares cas avérés d’hallucinations complexes ont eu lieu lors de l’étape immédiatement avant la mort du sujet. Moi-même en fouille dans plusieurs contextes j’ai pu être exposé à de telles conditions (notamment sondages dans des réseaux karstiques occupés par des préhistoriques dans le Lot, fouille de puits profonds), heureusement dans le cadre professionnel, une plateforme d’assistance est installée au-dessus du puits fouillé pour permettre l’acte de fouille en toute sécurité avec surtout pompe à CO2 et apport en oxygène.
La théorie des visions hallucinées provoquées par des états d’hypoxie au fond des grottes (peu importe leur finalité) n’est pas nouvelle. En effet, Jean Clottes, grand préhistorien français et spécialiste de l’art pariétal se faisait déjà l’écho d’une telle hypothèse au début des années 2000 dans sa préface d’un article de Max Sarradet au sujet de la grotte de Lascaux. Ce dernier, détaille, pour la première fois, une expérience vécue en 1961 dans la grotte alors qu’il en est le Conservateur. Il raconte qu’en faisant chemin dans la grotte pour en sortir après minuit il a vu dans le rayon lumineux de sa lampe une ombre massive de silhouette humaine, un fantôme comme il l’a appelé et avec qui il va parler, lui seul (M. Sarradet) a « gesticulé ». Un hydrogéologue à qui il en a parlé lui suggéra qu’il avait peut-être été victime de bouffées de gaz carbonique, ce à quoi il ne croit pas sans arriver toutefois à émettre une hypothèse lui-même. Dans un article touffu et très sourcé de 2006, le Dr. Gilles Delluc aussi préhistorien célèbre et spécialiste de Lascaux, entre autres, étudie ce témoignage pour tenter de le comprendre. Tout d’abord, le lieu même où cela s’est déroulé est très propice à la projection d’ombres via lampe torche. M. Sarradet, a déjà décrit succinctement cette expérience de nombreuses années auparavant et rien ne concorde, ce n’est plus le même lieu dans la grotte, plus tout à faire la même « vision », beaucoup moins chargé émotionnellement, pas de monologue à l’attention de l’esprit observé. L’analyse du récit de 2003, s'il est vrai, montre qu’il ne s’agit non pas d’une hallucination (qui sont des perceptions réelles pour l’observateur) mais d’une illusion (erreur sensorielle causée par un élément extérieur). Ce phénomène d’illusions dues à des ombres projetées** est déjà mentionné en 1943 par un autre préhistorien, le comte Henri Begouën, toulousain, qui y évoque là la possibilité de l’origine des représentations rupestres animales. À ce titre, la grotte de Lascaux (la vraie avant la réalisation des copies ayant permis de limiter la casse) était visitée par plus d’un million de visiteurs entre 1940 et 1963 pour un tour d’une heure environ, aucun témoignage d’hallucinations (jusqu’à 2000 personnes par jour, trois groupes de 20 au moins en même temps). Beaucoup de chercheurs y ont passé des nuits entières et de manière répétée sans connaître pire qu’une céphalée (et rarement).
Cette hypothèse demanderait donc à être consolidée/vérifiée fortement (il s’agit après tout d’une modélisation informatique oubliant de prendre en compte certains points comme la très forte variabilité du niveau de sol de l’entrée d’une grotte au cours de son histoire ou le nombre d'officiants), quant au modèle théorique qu’elle sous-entend (et qui est le véritable objectif de l’article qui met clairement la charrue avant les bœufs) rien pour le moment ne l’étaye et je m’en vais travestir une citation de mon précédent post qui colle parfaitement : « l’emploi volontaire de situations d’hypoxie/hypercapnie pendant la Préhistoire ne peut encore être démontré de manière convaincante en utilisant l’intégralité des données archéologiques, le débat doit se poursuivre, mais pas avec l’impression que les preuves scientifiques sont déjà là ». Il est, en l’état de la recherche, un peu vain à mon avis de rechercher une origine unique et applicable à tous les contextes (culturels, géographiques, chronologiques, etc) à cet art préhistorique. Donc pour le moment, c’est très capillotractée comme hypothèse (et malheureusement très difficile à démontrer en plus, dommage l’image est plaisante) et rien ne va en ce sens pour le moment, donc niveau plausibilité très faible (à voir selon votre niveau d’acceptation de WTF personnel dans vos parties). Encore une fois, faites-en bien ce que vous voulez.
Clottes 2003, préface de l’article de M. Sarradet intitulé Lascaux la mystérieuse dans la revue Documents d’archéologie et d’histoire périgourdine, n° 18.
Delluc 2006, Une vision « chamanique » à Lascaux ?
James et Dyson 1981, CO2 in caves.
* Ce qui me fait penser qu’avec un bon paléopathologiste et un squelette en parfaite conservation, certaines de ces atteintes seraient observables et pourraient apporter un début de preuve palpable.
** Notez par ailleurs qu'il existe une hypothèse émise en 2013 par David et Lefrère dans l'ouvrage
La plus vieille énigme de l'humanité propose que les préhistoriques utilisaient les jeux d'ombre avec des figurines d'animaux en les projetant sur les parois pour les représenter graphiquement. Je le mentionne juste sans y accorder plus d'importance car l'ouvrage présente de nombreuses erreurs.