Manoir Hamilton
Bastion. Une fin d'après-midi automnale

Face au grand miroir posé à même le linteau de la cheminée du petit salon du manoir familial, Lord Hamilton réajuste avec soin le nœud de sa cravate fétiche, celle offerte par cette chère Sarah. Il l'attend pour le thé. Dong ! Le carillon de l'horloge du salon sonne la moins le quart ; les dix-sept heures approchent à grands pas et elle ne devrait plus tarder, tout comme ses autres invités d’ailleurs. Machinalement, sans même y penser, comme pour se rassurer de sa présence, il plonge une main dans sa poche et manipule instinctivement de ses doigts le petit écrin qui s’y trouve. Dans son dos, Georges, son fidèle majordome, dépose délicatement son plateau empli de tasses à thé sur la table basse du salon. « Votre nœud est parfait milord. Nul doute » sourit-il. Richard s'abstient de toutes réponses. Il pivote et, de deux pas, se place face à la fenêtre qui offre une vue plongeante sur l’allée arborée qui descend en pente douce vers l’entrée de sa propriété. En cette saison, elle n’a pas sa splendeur printanière mais n’est pas dénuée de charme pour autant à ses yeux. Sous la brise de cette fin d’après-midi, les branches décharnées des grands aulnes s’agitent doucement. Elles s’ébrouent de leurs gouttelettes déposées par la fine pluie automnale offrant mille reflets lumineux sous les rayons fugaces du soleil couchant. Derrière lui, l’horloge égraine mécaniquement les secondes.
Lord Richard Hamilton rêvasse. Il songe à ses amis, à Sarah, à lui. De ses doigts restés dans la poche de son veston, il jongle avec le petit écrin du bijoutier. Il hésite. Ses pensées tergiversent. Il songe à ces terribles événements des derniers mois, à sa vie aventureuse. Raisonnablement, peut-elle être partagée ?
Dans l’allée, le cocher claque son fouet. Le cheval renâcle dans le froid. Deux panaches blancs fusent de ses museaux. Les roues de la voiture font crisser les graviers de l’allée. Thomas revient de la gare ferroviaire avec Mia. Tous deux ont rendu visite à leur amie Miss Westlake. Grace à Dieu, elle va mieux et préfère désormais l’air de la campagne à celui vicié de Bastion. Comment le lui reprocher ? Si ses affaires ne l’avait point retenues en la capitale, il n’aurait pas manqué de lui rendre également visite. Il se promet d’ailleurs de remédier au plus vite à ce manquement. Le crissement cesse. Thomas descend de la calèche puis aide Mia à en faire autant tout emmitouflée qu’elle est dans son long manteau.
Richard rêvasse. Ses affaires… Par bonheur, elles se portaient on ne peut mieux. La construction du « Colossus II » allait bon train. La Black Star Line avait les reins solides et ses investissements s’en réjouissaient. L’inauguration de ce nouvel aéronef s’effectuera dans quelques mois. Elle concordera avec celle de la fin des réfections de l’Aérogare consumée par les flammes. L’effort impérial pour cette dernière avait été impressionnant. Mais pouvait-il en être autrement ? L’honneur de l’Empire, touché en son cœur, se devait d’être lavé aux yeux du monde. L’Impératrice avait été très déterminée à ce sujet. Oui ses affaires étaient florissantes et, il en voulait pour preuve, l’officialisation de l’ouverture de la ligne aérienne directe entre Bastion et Shanghaidi.
« …heureux de vous revoir Miss. Monsieur est au petit salon et vous y attend. ». Dans le hall du manoir, Georges accueille les deux premiers invités avec révérence. Comme toujours. Mais Richard est ailleurs. Il songe.
Shanghaidi. L’Asidi. La Mandchoudie. Il songe à leur fuite hâtive vers l’ouest, vers Bastion. Après la chute de la démone, les Ombres avaient rejoint leur plan qu’elles n’auraient jamais dû quitter. Elles s’étaient engouffrées dans le portail que constitué le suprême tatouage. Aider de la jeune gardienne Qan Lian, ils avaient quitté le lieu du terrible affrontement. Ce qu’il avait pris pour le palais du sorcier mandchoudien était en fait un temple reclus dans la chaîne montagneuse du centre de la Mandchoudie. Le temple des cinq veilleurs, ultimes gardiens du Dernier Sacrilège, guetteurs du tombeau inondé du dernier Rançonneur de Droit Divin. Le plan ourdi par le sorcier pour l’ascension de sa fille avait été minutieusement préparé. Ses hommes avaient meurtri la montagne à coups d’explosifs pour obtenir un simili de barrage bloquant temporairement les eaux vives délivrées par la cascade. En contre bas, le lac avait été ainsi asséché par cette retenue de fortune dévoilant l’immense tombeau du Rançonneur et lui ouvrant le champ des possibles pour son incantation machiavélique. Leur lutte avait été épique, héroïque même, mais grandement traumatisante et bien amère. Même après quelques mois et la chaleur de son doux foyer, les traumatismes physiques et psychiques s’estompaient à peine. Il souffrait toujours de son dos et il n’était pas rare qu’il cauchemarde sur la mort violente de Thomas. Quant à l’amertume, elle était malheureusement bien tenace. Oui l’amertume d’avoir renoncé à la « porte-portail » et son heurtoir, sûrement abandonnés aux mains de l’envahisseur nippondien. Mais aussi celle d’être sans nouvelle du vieux peintre qui les avait accompagnés jusqu’au port de Bayuqan. Là, il avait été interné avec Meï Fang dans le camp nippondien. Qu’est-il advenu du pauvre homme ? Rien de bon assurément. Retourner à Bayuqan ? Trop dangereux, trop risqué. Même défait de sa tête pensante, la secte de l’Océan Noir était une menace trop importante. Inutile de se jeter une nouvelle fois dans la gueule d’un loup et ce d’autant plus qu’ils transportaient avec eux des arcana prodigieux. La carte de l’Empereur Jaune, les deux peaux tatouées et le masque blanc de l’Ecorcheur Céleste occupaient une grande partie de leurs bagages et désormais un coffre scellé dans son grenier. C’est donc ainsi, guidé par la jeune gardienne, qu’ils avaient opté pour rejoindre la côte mandchoudienne, retrouver Meï et le pirate Serpent Jaune qui les avait exfiltrés vers Shanghaïdi. Les retrouvailles avec la jeune femme furent chaleureuses. Tout heureuse d’apprendre leur survie et la mise en échec du sorcier et de sa fille, elle les étreignit tous et un plus que les autres qu’elle embrassa tendrement. Le major en resta béat. Le major ? Le lieutenant-Colonel devrait-il dire plutôt. D’ailleurs, en songeant à l’officier…
Une deuxième voiture attelée stoppait devant l’entrée du manoir. Eliott et Ian s’en extirpèrent. L’agent courut jusqu’aux portes du manoir tandis que l’officier, vêtu de son bel uniforme, abrita Meï de son parapluie pour la protéger de la bruine qui s’était remise à tomber doucement. C’est bras dessus bras dessous que tous deux s’avancèrent vers le perron trempé du manoir. Ian avait donc pris du galon au sein du Bureau d’Investigation des Arcana pour ses faits d’arme et la réussite de sa mission en Asidi derrière les lignes nippondiennes. Quant à Eliott, il avait été muté au sein du même service et Richard n’y était pas étranger. Jouant de quelques relations haut-placées, il avait accéléré le retour de l’agent dans la capitale. Depuis lors, une grande complicité était née entre l’agent et l’officier.
Dans le hall, l’effervescence des conversations entre ses invités bourdonnait jusqu’aux oreilles du Lord. Dix-sept heures sonnaient. Le son du carillon couvrait le suave crépitement du feu qui flamboyait dans l’âtre de la cheminée. Imperturbable au doux brouhaha, le lord conservait un regard fixe à travers les carreaux. La voiture se Sarah s’approchait dans l’allée et ses roues faisait grailler les gravillons. A nouveau, il joua de ses doigts sur l’écrin plongé dans sa poche de veston. Un léger frison parcourut son échine. Il sourit malgré lui à l’image du timide jouvenceau qu’il percevait en lui en cet instant.
Georges s’avança du cabriolet un parapluie à la main qu’il hissa haut en ouvrant la porte de la voiture. Sarah descendit en remerciant aimablement le majordome. Elle portait un manteau bleu soyeux et du plus bel effet. Elle était belle. Tout simplement. Lentement, le cocher sollicita sa monture qui s’en retourna dans l’allée. Sarah fit un pas vers le perron puis leva ses yeux sur la fenêtre du petit salon. Elle le vit, lui sourit. Elle était resplendissante et il sut.

Dans la nuit naissante, depuis la rue, tout contre les grilles du manoir Hamilton, sur la pointe de ses chaussures, un homme chapeauté et de haute stature guette les ombres qui palabrent derrière la fenêtre éclairée du petit salon. La pluie trempe ses vêtements mais il ne semble pas s'en offusquer. Non, bien au contraire. Enfin, ses talons retouchent le sol puis, d'une démarche balourde et nonchalante, il s'éloigne des grilles de la demeure. Au loin, un chien aboie. L'homme tourne la tête sous le réverbère dont la pâle lueur éclaire subrepticement de reflets bleutés son visage poissonneux...
Voilà, c'est bel et bien fini...