Sa rage est vive.
Fong Lee serre sa pièce de Fortune dans sa main, si puissamment que celle-ci blanchie. Gravissant lentement les marches une à une, il ordonne «
Liu, ma fille. Le jeu cesse. Tue ! ».
Liu Chen réagit promptement à cette injonction. Elle saisit immédiatement le cou du pauvre major qui s’était approchait d’elle pour parlementer, l’adjoindre à renier son père. Pour son malheur, sa stupéfaction face aux derniers événements avait amolli sa méfiance. La force de la jeune asidienne est démesurée et c’est sans peine qu’elle le soulève et le maintien fermement au-dessus du sol de son bras tendu.
L’aubaine. Ne dit-on pas qu’il faut savoir la saisir lorsqu’elle se présente ?
Thomas ne se fait point prier pour profiter de l’inaction du démon face à ces instants de désarroi de son maître. La sagaie fuse. Sa trajectoire légèrement parabolique est parfaite. Le jet est limpide. L’arme se fige dans le thorax du sorcier et le transperce en plein cœur. Sur l’impact, le corps du vieil homme oscille faiblement, ses genoux plient doucement. Un rictus de douleur marque son visage émacié. Son regard se voile lorsque ses genoux heurtent enfin les marches en marbre. Ses deux mains empoignent la hampe de la sagaie, veine tentative pour l’extraire de son corps. Son buste penche peu à peu en arrière et lorsque son dos frappe le sol, son regard est vide de vie.
Cling, cling, cling. Libérée de la poigne du mort, la pièce de Fortune tintinnabule lorsqu’elle roule et dévale les trois marches pour finir son escapade un peu plus loin au milieu de l’Arcane des cinq supplices gravé à même le sol du promontoire.
Liu Chen crie. Son visage comme son corps s’assombrit brusquement. Elle hurle. Ses yeux blanchissent jusqu’à devenir vitreux. Son courroux réclame vengeance. D’un pas leste, elle approche du corps de son père puis, négligemment mais puissamment, elle projette au loin celui du major vers le fond de la salle. Celui-ci cahute en soubresauts lorsqu'il frappe le sol puis glisse jusqu’à la jeune gardienne qui vient juste de défaire le dernier garde. Sonné,
Ian reste à terre. Ses deux mains sur sa gorge endolorie, il happe de grandes bouffées d’air.
La déveine. Ne dit-on qu’il faut la fuir ?
Thomas peste. Impossible de rappeler sa précieuse sagaie, à lui. Il s’épouvante malgré sa victoire. Trop simple, trop facile ? Et ce foutu arcanum qui ne réagit pas à sa foutue injonction.
Eliott contourne le corps du vieux maître tatouer qu’il a égorgé. Mais nul temps de se questionner sur son acte. Un militaire, à fortiori un agent secret n’a-t-il pas la licence d’assassiner pour la sauvegarde de Bastion ? Précipitamment, il saute les trois marches qui le séparent du grand pentacle du promontoire, hésite une fraction de seconde à y pénétrer, s’y résout tout aussi vite et saisit la pièce de Fortune abandonnée là.
Liu Chen retire avec force la canne sagaie du corps de son père. Elle tourne son regard vengeur vers
Thomas. Et lorsque ses yeux blancs croisent ceux désespérés de l’investigateur, elle brise rageusement la canne. Abandonnant les morceaux au sol, elle tend alors un bras vers
Eliott et, sans même le regarder, lui ordonne «
Apporte-moi la pièce ! ».
Thomas est pantois, abattu. Son héritage, sa précieuse sagaie. Fracassée sous ses yeux. Le temps se fige jusqu’à ce violent coup. La gifle le heurte en plein visage et le fait choir. Son visage saigne abondement. Son nez est cassé. Le démon sourit et avance d’un pas avec l’assurance d’un prédateur qui tient enfin sa proie entre ses griffes. Sa prochaine attaque ne manquera pas d’être létale. Il s’en assurera. Mais son coup fatal est miraculeusement paré par
Qian Lan. La farouche gardienne vient d’interposer sa hallebarde entre le démon et
Thomas.
Richard est de nouveau agressé par les ombres vengeresses. Ses esprits affamés ont un appétit insatiable. Inlassablement, ils frappent, mordent. Mais le court répit offert par le trouble du sorcier a été suffisant pour qu’il puisse à nouveau saisir et enflammer son brûloir. A présent, il illumine les murs. Tel un phare, il terrasse les ténèbres mouvantes qui l’entourent. Une défense de tous les instants et salvatrice pour ses alliés.
Le démon attrape d’une main de fer la jeune gardienne. En sauvant
Thomas, elle s’est mise en danger en négligeant volontairement sa défense. La terrible poigne presse sa gorge. L’air se fait rare, trop rare. Son souffle s’altère. Elle meurt dans un dernier râle, sa trachée broyée. Exultant sa victoire, la créature démoniaque hoquette un cri hargneux et jette au loin sa victime dont le corps inanimé se fracasse au sol.
Thomas se concentre. Il doit faire abstraction du désastre. Le sacrifice de
Qian Lan ne peut être vain. Enfin. Enfin sa lame de sagaie bouge ! Inexorablement, il l’attire à lui. Il ressent toute sa puissance lorsqu’il la saisit dans sa main et qu’il la plonge violemment dans le bas ventre du démon. La créature titube. Sa blessure est béante mais il reste debout.
Eliott résiste. La douleur dans son crâne est pourtant vive, presque insoutenable. L’injonction raisonne infiniment mais il lui tient tête. Comme un défi ultime, il toise
Liu Chen avec toute la prestance que lui autorise cette douleur crânienne. Il lève alors son bras et lance dans le vide la pièce de Fortune.
Liu Chen exulte «
Pauvre fou, tu vas mourir. Saute ! ».
Eliott ne peut s’y résoudre mais la douleur est terrible. Il lui faut obéir. Sa tête va exploser. Il court désormais. Il court inexorablement vers le précipice.

à suivre...