Je me permets de poster quelques réflexions personnelles sur cette vidéo. Je pense qu'il faut être très attentif au contexte.
Le contexte: un eurodéputé, membre du parti
Alliance Sahra Wagenknecht (lien vers wikipedia pour ceux qui ne connaissent pas cette formation politique) invite Jeffrey Sachs à parler à des euro-députés qui, lorsqu'ils se présentent, se définissent comme "souverainistes". On a donc un parti très russophile qui propose à des eurodéputés hostiles à l'Europe de se cultiver. Louable initiative.
Voilà ce que je savais de Sachs avant de l'entendre parler.
Sachs est un économiste qui a eu l'oreille de pas mal de dirigeants et a été conseiller des deux derniers secrétaires généraux de l'ONU. Récemment, son nom avait attiré mon attention car il avait soutenu qu'Hassad n'était pas responsable de l'attaque de la Ghouta. Il avait aussiaffirmé qu'il était impossible que le COVID vienne d'un laboratoire en Chine mais qu'il lui paraîssait, en revanche, crédible qu'il provienne d'un labo américain. Il me faisait penser à John Mearsheimer (il le cite comme un "dear friend" dans la conférence donc mon association n'était pas trop à côté de la plaque) ou à Emmanuel Todt, c'est à dire à des gens qui aiment bien dire ce que les gens ne veulent pas entendre mais qui disent parfois des bêtises.
Comme le titre de la vidéo parlait de realpolitics, j'ai pensé à l'école réaliste en relations internationales. Voilà ce dont je me souvenais sur ces émules de Kissinger.
1. Les dirigeants des états sont des acteurs rationnels, si ce n'est cyniques qui défendent les intérêts de leurs états.
2. La diplomatie et la négociation sont des arts en soi, presque indépendants des rapports de force (le modèle est l'action de Kissinger pour obtenir le départ de Ian White en Rhodésie).
3. L'état "naturel" des relations internationales est l'anarchie et que le but des relations internationales est d'accoucher d'un ordre où les relations entre états doivent s'équilibrer. Ceci découle de la lecture que font les théoriciens de l'histoire selon une vision parfois téléologique.
Avant de poursuivre, je dois aussi dire que la cause ukrainienne m'est chère. Je pense que le fait est assez su sur ce fil pour que je n'épilogue pas.
Donc: un député souverainiste, interroge quelqu'un qui se réclame de Kissinger et qui est un pote de Merasheimer. Et moi, je suis un grand idéaliste au coeur pur. Qu'est-ce qui peut mal se passer ?
Je n'ai pas été déçu si je puis dire.
Comme l'a dit
@Macbesse des éléments du discours de Sachs ressemblent fortement à ce qu'aurait pu dire un Lavrov: tout est de la faute des EUA et de l'OTAN (les russes rajouteraient le Royaume-Uni et le MI6, parce que ... je sais pas pourquoi mais c'est toujours de la faute aux anglais depuis l'intervention de Mourmansk en 1919). Là, c'est dit dès le début dans le résumé que présente la chaîne. Je suppute que c'est pour cela que cette vidéo est en ligne, parce qu'elle fait coup double. Sachs dégomme l'attitude suiveuse de l'UE et également les administrations Obama et Biden, un discours qui plaît pas mal à certains secteurs du champs politique. Je suis un électeur communiste, je sais de quoi je parle. Lisez la déclaration du camarade Roussel sur le conflit: la Russie est appelée Russie, les EUA bénéficient des adjectifs "militaristes" et "impérialistes". Il y a des gens qui pensent que la menace états-unienne est plus grande que la menace russe. Et avec Trump, ils ont réellement du pain à moudre.
Je comprends donc très bien pourquoi les commentaires sous la vidéo sont aussi laudateurs. Le plus amusant propose le prix nobel de la paix pour Sachs. Un autre parle d'une leçon d'histoire (ce qui est encore plus drôle vu que Sachs ne se soucie pas tellement d'histoire autre que celle, immédiate, qui va dans son sens). Et je comprends cet enthousiasme. Sachs dit exactement ce que beaucoup d'européens veulent entendre: la paix maintenant. Au fond, cette guerre est un malentendu: la petite promenade militaire russe aurait dû réussir, on aurait eu des négociations et une Ukranie neutre, mais les EUA ont poussé les Ukrainiens à résister et à empêcher l'armée russe de les neutraliser. Quelle erreur tragique ! Tout aurait été bien plus facile si les jeunes kyévaines avaient accueilli les paras à Hostomel avec des colliers de fleur, du pain et du sel plutôt qu'avec des kalashnikov et des javelins. Maintenant, des gens meurrent, on s'est faché avec tout le monde et des dirigeants en perte de vitesse et sans projets politiques semblent surfer sur la vague militariste.
Sachs a une théorie solide sur l'Ukraine. Maidan est un complot des Etats-Unis (comme le Printemps Arabe, comme les révolutions géorgiennes, arméniennes j'imagine). Les EUA en laissant entendre que peut-être, l'Ukraine pourrait entrer dans l'OTAN et passer sous influence américaine (Sachs ne parle pas d'occident, ce qui le distingue d'un commentateur pro-russe standard et le rend acceptable au parlement européen) ont provoqué Poutine. Celui-ci a fait la guerre pour forcer l'Ukraine a négocier (car l'Ukraine aurait saboté les accords de Minsk). Dans l'hystérie collective, l'Ukraine s'est senti légitime à riposter à l'agression et le militarisme a fait que le conflit ne s'est pas achevé vite et a conduit à une escalade verbale, politique et militaire dont il est indispensable de sortir vite. Pour prouver son point principal (que les EUA ont influencé l'Ukraine) Sachs fait même diffuser une bande enregistrée par les russes d'une conversation entre une sous-secrétaire d'état et l'ambassadeur des EUA en Ukraine. Pour être honnête, je comprends très bien que pour un éminent représentant de l'école réaliste de géopolitique, ce qui se discute au téléphone entre un ambassadeur et son administration a bien plus valeur de preuve que d'aller discuter avec les gens sur Maïdan, mais il se trouve que ceux qui l'ont fait n'ont pas eu l'impression d'avoir en face d'eux des agents de la CIA. Là encore, si on n'admet pas que les peuples ont parfois envie d'envoyer chier leurs dirigeants, pas toujours pour de bonnes raisons, c'est un peu compliqué de comprendre et d'expliquer ce qui s'est passé en Ukraine depuis le XVII° siècle si l'on aime l'histoire, depuis la révolution russe si on a de la culture ou depuis l'indépendance si on lit Le Monde. Mais j'ai l'impression que pour Sachs, les peuples n'existent pas ou plutôt n'existent qu'à travers leurs "intérêts" incarnés par leurs dirigeants. Un bel exemple de cela peut être entendu de la manière dont il parle de l'Europe, il se montre très émouvant quand il parle de l'Europe en tant qu'institution, fait l'apologie d'une constition européenne (ce qui est assez osé vu le partaire de souverainistes et d'exiters qu'il a en face de lui). Mais il ne parle jamais des peuples européens (ce qu'aucun de nos députés souverainistes ne lui fait remarquer, probablement par politesse). Il parle de la nourriture, de la technologie et appelle "subsidiarités" ce que nous appellerions cultures locales ou nationales.
Cette absence des peuples m'a inspiré une réflexion. Les députés souverainistes qui forment l'assemblée me font parfois penser aux anthropologues soviétiques qui ont étudié les Tchoutchkes: ils ont vu une société sans classe dont le fonctionnement fait penser à une certaine société sans classe utopique qui doit servir d'avenir à l'humanité et à leur pays. Que croyez-vous qu'aient fait les autorités lorsque les chercheurs ont rendu leurs rapports ? Elles les ont renvoyé sur le terrain trouver des koulaks et des obscurantistes (rassemblés, comme c'est commode, dans la catégorie du "shaman-koulak"). Car, une société communiste, c'est un horizon, cela ne peut être une réalité tant que le Parti n'a pas décrété son avènement. Les députés souverainistes qui composent la majorité de l'assemblée sont un peu pareils. Ils sont pour la souveraineté des peuples mais ils préfèrent chercher des complots étrangers quand des peuples se soulèvent que ce soit en Syrie, en Tunisie ou en Ukraine. Et, fort heureusement, il se trouvera toujours des Jefrey Sachs pour leur expliquer qu'ils ont bien raison. Car Sachs leur dit explicitement que les EUA sont responsables de toutes les guerres depuis la fin de la guerre froide. Si la litanie des interventions Etats-uniennes au cours du XX° siècle et depuis 1991 est conséquente et que la notion d'impérialisme américain n'est pas qu'une invention communiste. On peut même imaginer que Milosevic et Tudjman attendaient l'accord des EUA ou de Moscou pour pouvoir retailler dans le sang les frontières de l'ex-Yougoslavie, que Netanyahu consulte Washington à chaque fois qu'il fait régner l'ordre dans Gaza, que les mouvements d'opposition à Assad font la queue devant le bureau de la CIA à Damas ou encore que c'est google qui a payé le traducteur en langue des signes de la télévision officielle ukrainienne à exprimer tout le bien qu'il pensait de Yanukovich. Le problème c'est qu'en faisant cela, on oublie une vérité: les acteurs locaux ont leurs propres intérêts et que certains sont même très doués lorsqu'il s'agit de manipuler leurs sponsors. Il se trouve qu'à ce moment, le raisonnement de Sachs m'a rappelé mon neveu de 14 ans qui m'a demandé l'autre jour qui était derrère ce qui se passait au Soudan à savoir la CIA ou les Russes. Il ne lui avait pas traversé l'esprit que peut être des Soudanais avaient des intérêts contradictoires ou une guerre civile qui durerait depuis quarante ans. Ou alors, il mérite d'enseigner la théorie réaliste des relations internationales.
Autre chose qui passe à la trappe dans l'explication réaliste: l'idée de Nation. Il y a un passage assez frappant où Sachs rappelle avec fierté (- il aime bien se vanter et rappeler qu'il a tout fait et connu tout le monde, mais c'est aussi le privilège d'une carrière réussie - ) qu'il a contribué à créer la monnaie estonienne. Il a même reçu une médaille qu'on donne rarement à des étrangers. Il est donc bien placé pour suggérer à l'Estonie qu'elle fasse profil bas et qu'elle ne cherche pas des noises à la Russie, n'enquiquine pas ses 25 % d' "ethnic russians" (je ne sais pas trop ce qu'il veut dire par là) pour les forcer à apprendre l'estonien et ne se fache pas avec le Patriarcat de Moscou. OK. Est-ce que par hasard, il aurait oublié que l'Etat qu'il a contribué à créer n'est pas juste une machine administrative dont la seule existence est vouée à produire de la monnaie et à faire de la diplomatie mais qu'il est aussi l'incarnation, la forme politique d'une nation et d'une culture qui est en train de se redéfinir après que la Russie et l'URSS aient tenté de piétiner son histoire, sa langue et ses traditions ? Je suis bien d'accord que d'éteindre la langue russe et de nier l'histoire commune avec le voisin n'est pas une réponse à la crise identitaire estonienne, mais je pense aussi que défendre contre les ingérences est une nécessité. Sachs parle du Patriarcat de Moscou, faut-il lui rappeler que le Patriarche Kirill était biclassé prélat orthodoxe/agent du KGB et qu'il a exercé à Talinn avec le mandat de ses deux hiérarchies d'éliminer les influences catholiques et protestantes locales. L'Estonie n'agit pas dans un vide, elle a une histoire avec son voisin qui a déporté son peuple, nié sa culture et instrumentalisé de manière répétée le destin politique d'une partie de sa population. Du point de vue Estonien, il y a lieu de se méfier, voire de serrer la vis, ce que Sachs semble ne pas être capable d'envisager. Et même s'il dit être pro-ukrainien, Sachs renouvelle son raisonnement sur l'Ukraine. Au fond celle-ci n'a qu'a fermer sa gueule, comme la Finlande, la Suède ou l'Autriche l'ont fait. OK, Jeffrey tu as sûrement raison mais est-ce que la Russie, si raisonnable et si ouverte à la négociation, n'a pas un peu tenté d'étrangler son voisin, tiré partie de ses divisions pour la réduire sous sa coupe, nié son existence en tant que nation et n'a pas supporté quand une part significative et majoritaire de la population a dit " Путин Хуйло " ? Il m'a semblé que si les gens se sont levés et ont accepté de se faire tuer en défendant leur pays, dès 2014 pour certains, c'est peut-être qu'ils ont quelque chose à défendre de plus grand qu'eux ou de leurs dirigeants ?
Mais le contexte n'intéresse pas Sachs. Pourquoi s'embarrasser de la complexité quand c'est si simple de décrire les relations internationales comme un "jeu" entre les mains d'acteurs réalistes qui connaissent mieux que leurs peuples l'intérêt de leurs pays ? Pourquoi s'embarrasser avec le fait que les formes étatiques sont aussi des constructions et que Poutine, Macron, Trudeau ou IBK n'exercent pas le pouvoir dans des conditions similaires ? Le passage le plus loufoque est quand Sachs appelle à fonder la paix sur le droit international, tout en considérant que l'Europe n'a pas à inviter l'Ukraine et discuter directement avec la Russie de sécurité collective. L'UE peut inviter les Etats-Unis, mais l'Ukraine n'a rien à faire dans une discussion sur la sécurité en Europe. Pourtant, Sachs loue l'OSCE qui est bien les résultats des accords d'Helsinski et le fruit d'une collaboration de tous les états européens de l'époque (convention que l'URSS piétinait d'ailleurs sans ménagement pour sa partie sur les droits de l'homme). L'impression que j'en retire est qu'au fond, le droit international pour les réalistes, c'est un accord entre les gros bras auquel les petits bras doivent se soumettre: parce qu'il y a des adultes (les dirigeants des grandes puissances) et des enfants (les peuples, les opinions et les petits pays). J'ai du mal à distinguer ça de la loi de la jungle, mais c'est sûrement parce que je suis biaisé en faveur des petits. D'ailleurs quand je regarde un match de foot, c'est pour avoir le plaisir de voir le gros tomber.
Bref, ma conclusion personnelle est la suivante:
Realpolitik < morale.
Science géopolitique < Science historique.
Pour lui c'est l'inverse.