Dans les soutes du cargo "Shen De"
Le cargo est de belle taille. Après avoir rejoint sa poupe sans rencontrer âme qui vive puis emprunté une échelle pigmentée de rouille, les huit douaniers s’engouffrent dans les soutes du navire en franchissant une première écoutille. Cette première soute est d’un volume réduit. Toute sorte de bouts et autres cordages et filets marins sont entassés là. Une odeur iodée prégnante mélangée à des relents mazoutés agresse immédiatement les narines des douaniers. Une forte humidité règne, la faute à l’eau de mer stagnante qui noie le fond de cale de quelques centimètres et dans laquelle patauge désormais le petit groupe pour rejoindre l’écoutille opposée. D’une main ferme, Thomas l’ouvre et débouche dans la salle des moteurs. Cette soute est bien plus profonde que la précédente. Un pont métallique surélevé avec deux longues chaines en guise de gardes corps s’élance vers l’avant du navire. Impossible d’en apercevoir l’extrémité car la soute est plongée dans le noir que seul une faible lampe accrochée au plafond tente de repoussé en grésillant. Le groupe s’engage sur la passerelle puis stoppe après quelques mètres d’avancée. Gueding s’inquiète « Nous sommes dans la salle des machines apparemment. Curieusement, celle-ci semble inondée. Regardez sous nos pieds ! » Puis il ordonne en désignant les douaniers venus en renfort « Vous quatre, allez voir où mène cette passerelle ! ». Alors que les quatre hommes poursuivent en file indienne plus avant, Thomas penché en avant scrute le fond de la soute. Une surface aqueuse est nettement distinguable. Elle affleure la passerelle noyant les caissons des machineries. Saisissant une pièce d’un shilling dans sa poche, il l’abandonne à la gravité. Plouf ! Brisant la surface de l’eau, celle-ci s’y enfonce et se perd à la vue de l’investigateur. Songeur, Thomas exprime son inquiétude à ses amis « C’est étrange toute cette eau ? Cela ne me dit rien qui… ». Depuis leur dos, un bruit métallique résonne et son écho envahit toute la salle. L’écoutille s'est brutalement refermée.
Thomas et Richard se précipitent tous deux vers la porte close. Leurs pas de course font vrombir les grilles de fer sous leurs pieds. Dans ce vacarme métallique, Gueding qui n’a toujours pas bougé, hèle les douaniers partis en éclaireurs. Hésitant quelques secondes, Ian prend recule et tourne son anneau en songeant à son entrée en ce lieu. Sa vue se floute, le voilà nauséeux mais, dur constat, son saut en arrière dans le temps n’est pas assez important. Au bout de la passerelle, Thomas atteint pour la deuxième fois l’écoutille. Déçu, il opte et part en direction des douaniers restés silencieux aux appels de Gueding.
Ses deux mains sur la poignée de la porte marine, aidé de son compère, Thomas force à se crisper la mâchoire. Peu à peu, la poignée tourne laissant entrevoir l’espoir d’une ouverture. Mais en vain, le mécanisme est sciemment entravé depuis l’extérieur. Reprenant leur souffle dans cet air vicié d’iode, les deux hommes fédèrent à nouveau leur effort pour une dernière tentative désespérée.
Glong !
Plus loin. Derrière eux. Quelque chose vient de chuter sur la passerelle. Le bruit est sec puis se rapproche.
Dlong, dlang, dlong, …
Le son résonne, bourdonne. Richard tourne le regard. Une boule roule vers eux. Rebondissant sur les grilles de métal de la passerelle, sa cinétique s’essouffle peu à peu. Mais lorsque le lord identifie l’objet, il ne peut refréner un haut le cœur. La tête tranchée de l’agent Gueding, les yeux révulsés figés dans une expression de terreur, vient heurter ses pieds. Lentement, comme figé dans le temps, Richard lève son regard. Là, à quelques mètres, géante, une créature obscène le dévisage. De forme humanoïde, de plus de deux mètres cinquante de haut, obèse, visqueuse et dégoulinante, tel un poisson sur pied à la gueule dentée, elle écarte de sa patte antérieur le corps étêté de l’agent impérial qui choie dans l’eau depuis la passerelle. Un long filet de sang s’écoule de l’une de ses deux mains griffues. Sous ce corps difforme, la passerelle plie et grince de douleur lorsqu’elle entreprend de s’avancer vers les deux hommes. « Euh..., Thomas... » chevrote le lord alors que, derrière lui et tout afféré à son travail de force, son ami n’a pas encore conscience du danger imminent.
Ian court. Ses pieds frappent lourdement la passerelle. Il n’a pas idée du drame qui s’est joué et qui se joue encore derrière lui. Horreur ! En bout de passerelle, devant une nouvelle porte marine mais entrouverte cette fois-ci, les corps démembrés et déchiquetés de trois douaniers entravent le passage. Sous la passerelle, l’eau tourbillonne, comme agitée anormalement. Stoppant sa course, haletant, au bord de l’écœurement et n’écoutant que son courage, le major enjambe le charnier et se risque à franchir son seuil.
Peu véloce, mollement, la créature approche. Reculant d’un pas et laissant Thomas en première ligne, Richard appose sa main gantée sur la paroi proche de l’écoutille condamnée. Il souhaite faire chuter le monstre dans l’eau depuis la passerelle en ouvrant un passage sous ses pattes. Il espère juste que celui-ci sera assez large pour que son piège fonctionne.
Une onde pansue se propage sur la surface aqueuse. Surgissant du passage magique ouvert à côté de l’écoutille, le montre vient de plonger lourdement dans les eaux profondes de la soute en lâchant un borborygme roque. Dans sa chute, il s’en est fallu d’un rien qu’il n’emporte d’un coup de patte le lord avec lui. Mais ses griffes n’ont fait que trancher les chairs de Richard. « Un moindre mal » grimace-t-il à l’idée de prendre un bain forcé avec une telle bête. Profitant de cette opportunité inespérée, les trois investigateurs s’élancent sur la passerelle afin d’atteindre au plus vite son extrémité opposée.
Ian est interdit. Jamais il n’aurait imaginé être à nouveau témoin d’une telle épouvante. La mise en scène est strictement le même, macabre, morbide. Cinq hommes disposés aux cinq angles d’un pentacle parfait subissent chacun un immonde supplice. Comme au théâtre des ombres, la salle beigne d’une couleur verdâtre alimentée par des braseros disposés en ses coins dans des jarres en verre. Mais ici, ce n’est pas une frêle femme qui est prisonnière en son centre, non, ici, c’est un homme. A genoux, recroquevillé sur lui-même, un pistolet tenu par sa main droite et posé sur sa tempe, il pleurniche dans son bel uniforme des douanes impériales.
Courir. Le plus vite possible. Enfin, cette fichue passerelle laisse entrevoir sa fin ; une porte grande ouverte d’où émane une lueur verte. Thomas s’y engouffre suivi du lord qui manque se faire happé par une deuxième créature surgissant, tout proche, des eaux sombres. Thomas vire volte et d’une poigne ferme extirpe son ami de cette mauvaise passe puis, poussant d’une épaule, engage la fermeture de l’écoutille. Richard se relève et lui prête secours. Plus que quelques centimètres. Mais soudainement, un énorme avant-bras bleuté et visqueux s’immisce dans l’entrebâillement annihilant leur effort. Thomas s’arque boute. D’une main, Richard tire sa canne-épée et pointe l’appendice. Une lutte acharnée s’engage. Les deux hommes cèdent du terrain. Une deuxième créature pousse. La pression est terrible, trop forte. L’écoutille s’ouvre à la volée expulsant en arrière les deux hommes. Mais dans leur précipitation, les deux monstres se gênent mutuellement et s’entravent dans l’ouverture.
Prudemment et prenant grand soin cette fois de n’effacer aucune ligne du dessin géométrique tracé au sol, Ian avance vers le désespéré. Au fond, une nouvelle écoutille à peine entrouverte laisse apparaître un large filet lumineux le long de l’interstice. « Hé l’ami, pas de bêtise… » l’interpelle-t-il doucement. Le douanier tourne sa tête. Abandonnant son arme au sol, il se relève les yeux hagards, encore larmoyant. Brusquement, il saisit violemment le col du major et s’écrit hystérique « On va tous crever ! Nous sommes en enfer ! On va crever ici ! ».
Un sursis. Il n’en fallait pas plus pour
Thomas. La créature se pulvérise en poussière, sa pense percée par la canne-sagaie de l’aventurier. La magie de l’arme a opérée. De son côté, en maître escrimeur,
Richard vient de crever l’œil de la seconde. Dans un râle puissant, elle esquisse une retraite. L’opportunité est trop belle. Les deux hommes se précipitent et ferme l’écoutille qui tremble immédiatement sous les coups de butoir du monstre borgne coincé derrière.
à suivre...