L'expédition vers la tour de Netheril se lance, mais commence par un détour, histoire de s'arrêter un peu sur les conséquences de leur retraite devant l'avant-poste duergar tout au nord, qu'ils avaient renoncé à assaillir. D'autres s'en sont chargés pour eux, avec les conséquences que l'on sait.
Partie II : Tandis qu'il agonise
Polaris avait longuement étudié la carte de Spellix. Le point qu'elle indiquait se trouvait entre le Margrave au nord et la Dolence au sud, les deux rivières issues du Reghed qui alimentaient le lac de Dun, une région dangereuse et difficile d'accès de la toundra. Les deux rivières creusaient en effet chacune un lit profond qui transformait cet espace en un haut plateau ceint de hautes falaises de roches et de glace. La voie d'accès la plus sûre était au sud-ouest, car les rives du Dun y étaient plus abordables et permettaient de longer la Dolence jusqu'au vallon du Blanc, un long corridor en pente douce qui menait jusqu'au plateau. La route du nord-ouest était plus directe mais plus rude, bien plus rude ; sur la rive gauche de la Margrave, la falaise glacée atteignait des sommets. Néanmoins, l'emprunter leur permettrait de passer par Châteauroi. Polaris était toujours sans nouvelle de son père depuis l'assaut que les habitants avaient lancé sur l'avant-poste duergar. Il aurait pu envoyer une lettre à Torvus, la voix, ou aux sœurs Chorad, mais il bougeait bien trop ces derniers temps pour recevoir leur réponse, qu'il redoutait par ailleurs. Et si Athanase avait péri lors de l'assaut ? L'ignorance, toutefois, n'était guère plus confortable. Il sut convaincre Loxias et Anatole de suivre la route du nord afin de la dissiper.
*
C'est Allie Shorad qui lui apprit la nouvelle. Son père Athanase avait été blessé, plutôt grièvement. Cela faisait deux semaines et son état n'avait fait qu'empirer. Mardane, la femme sauvée des geôles de Châteaudun avec son fils Lazare qui vivait sous son toit à présent, avait bien par bonheur quelques talents de guérisseuse, elle était sage-femme et connaissait les plaies, mais elle ne parvenait pas à soigner celle d'Athanase malgré onguents et antidotes. Il fallait se préparer au pire. Allie était confuse et désolée. Elle voulut un instant se blottir dans le giron de Polaris qu'elle était bien contente de revoir, mais il courait déjà vers le châlet de Frozenfar où reposait son père alité. Loxias posa, lui, quelques questions supplémentaires sur l'état de santé de son frère avant d'emboîter le pas de son neveu. Lui si roublard quand il était parti du Val alors qu'elle n'était qu'une gamine, était à présent comme transformé. Il avait acquis de la prestance, l'allure d'un grand chevalier du sud, mais surtout un regard dur qu'elle ne lui connaissait pas. Elle les suivit en prétextant d'aider Anatole à négocier la sente traîtresse qui menait au chalet.
L'odeur était presque insoutenable. Agenouillé près de son frère, Loxias avait soulevé la couverture et découvert le flanc du blessé. Sous les onguents l'entaille, profonde d'un quart de pouce à peine, avait cependant vilaine allure. Les lèvres de la plaie avaient noirci. Une glaire épaisse en suintait, jaunâtre, comme la peau d'un mort. Imperturbable, Loxias se releva et demanda à Allie un baquet d'eau bouillie et quelques linges lavés de frais, à la cendre, qu'elle se pressa d'aller chercher. En bas, Polaris était affalé sur une chaise, seul. Mardane était partie relever les collets, Lazare s'affairait au chenil. Polaris ne répondit pas quand elle lui demanda s'il voulait une tisane. Il caressait d'un air absent ce gros chien étrange qui le suivait partout, ouvrait la bouche, mais aucun son ne sortait. À son retour dans la chambre, Anatole et Loxias était en plein conciliabule. Allie déposa le baquet, les linges, et recula sur la pointe des pieds. Elle redescendit vers Polaris. Elle lui servirait cette tisane, qu'il le veuille ou non.
"Mardane a fait du bon travail", expliquait Loxias à son vieux maître, "mais elle s'est fourvoyée. La nécrose n'est pas due au poison, son onguent de chanvre et belladone était inutile.
— Les duergars ne sont pas connus pour l'employer, ils laissent ça aux drows leurs adversaires. En revanche, tu sens, n'est-ce pas ? Cette âcreté subtile, piquante, au sein des effluves putrides ?
— Oui. Un acétique. Sûrement de l'oléum. Peu employé car il ronge les lames, mais les duergars sont bon forgerons. Ils ont pu en enduire les leurs. Il faut nettoyer la plaie plus en profondeur et l'exciser largement, sans quoi la nécrose reprendra.
— Sacrée opération, mon petit. Le peux-tu ?
— Je n'ai pas le choix."
Loxias avait déjà plongé les mains dans le baquet d'eau si chaude qu'elles en ressortirent rouges comme des écrevisses. Puis il saisit un linge et le plongea à son tour dans l'étuve, avant de l'essorer longuement et de se mettre au travail.
"Allie, du miel ? T'en reste-t-il ? Une cuillère ou deux suffirait." C'était Loxias, de retour après une bonne heure passée dans la chambre. Il avait les joues creuses et le regard plus dur encore qu'auparavant. Il passa une main dans sa barbe aux teintes rousses. Allie aurait pu jurer qu'elle tremblait. "Oui, je... Peut-être ? Je vais regarder." Elle fila à l'auberge. L'heure passée avec Polaris avait été silencieuse. Elle lui avait tenu la main et posé quelques questions sur ce chien qu'elle ne connaissait pas, le seul sujet qui avait su faire sortir le jeune homme de sa catatonie. "Oui, c'est un bon gaillard, lui. Oui, il est bien grand. Oui, ses yeux sont différents. Oui, c'est parce qu'il te comprend. C'est un ami, oui. Oui." En fouillant les placards de l'auberge en quête de miel, elle repensait à la conversation qu'elle avait eu la vieille avec Athanase, dans un de ses rares moments conscients. Il lui avait proposé d'un air grave d'épouser Polaris, reprendre Frozenfar en sa compagnie. Elle laisserait l'auberge à sa sœur, Cori. Qu'en pensait-elle ? Sur le moment pas grand-chose. Elle pensait surtout qu'Athanase se sentait partir et pensait à la suite. Elle avait toujours apprécié Polaris mais ne songeait pas au mariage. L'hiver n'y était pas propice. Mais voilà que, le lendemain, Polaris se présentait à elle, comme un présage. Comme un signe. Elle avait retrouvé en un instant chez lui le garçon qui lui avait toujours plu, le beau garçon sincère et tendre, qui parlait si peu mais si vrai. Son cœur battait fort depuis son arrivée. Elle trouva un pot odorant et l'ouvrit. Oui. Le miel qu'avait gardé Cori pour préparer un gâteau de fenouil au solstice. Mais il n'y aurait pas de solstice cette année non plus, n'est-ce pas ? Elle s'en saisit.
*
Le soir, Athanase reprit enfin ses esprits et appela son fils à son chevet. Polaris grimpa les escaliers quatre à quatre. L'excision des chairs l'avait épuisé, mais il allait mieux, il le sentait. Peut-être qu'il survivrait, après tout ? Suffisamment longtemps pour voir son fils devenir un homme ? Avait-il songer à prendre épouse ? Il le faudrait bien, pour l'avenir de Frozenfar. Il n'y arriverait jamais tout seul. Alors, Polaris rassembla son courage et annonça à son père qu'il n'était plus si certain de reprendre l'affaire familiale. Il avait parcouru le Val et trouver un bel endroit, près des Deux Ombres, où s'installer peut-être. Et puis il y avait le petit Lazare, et Mardane, qu'il avait ramenés lui-même jusqu'ici. Voilà qui pourraient assurer l'avenir ! Pas besoin d'épousailles. Athanase était trop faible pour discuter longtemps, mais il entendit. Oui, Lazare était un brave petit. Ce n'était pas son fils, peut-être pas encore. Mardane était un don pour ses vieux jours. Un don des dieux... ou de Polaris. Il s'effondra dans l'oreiller. Son fils lui épongea le front et osa jeter un œil à la plaie. Elle était propre et nette. Loxias l'avait entièrement refermée avec un fil de lin. La nécrose avait disparu. Travail d'orfèvre. Son père survivrait. Il descendit les escaliers en silence.
Allie... Il n'avait jamais songé à elle comme à une femme. Mais cette idée étrange était en train de prendre graine. L'amie de sa prime jeunesse. Belle et gentille. Claire. En paix. Allie ?
*
Un peu de drama, ça fait jamais de mal ! J'ai tiré au dé le sort d'Athanase, gravement blessé, puis je les ai laissé faire. Anatole a sorti un 18+5 pour identifier le problème et Loxias un 20 nat dans sa compétence médecine, qu'il maîtrise, au moment des soins. Athanase ne mourra pas — du moins pas par leur faute. On pimente le tout d'un petit dilemme amoureux, et zou ! Vite la suite.